lundi 31 juillet 2023

Réseaux sociaux

Bonjour,
Voilà juste un petit message pour vous dire, et certifier par la même occasion, que je ne publierai plus sur Twitter. La prochaine fois que j'y passerai, ce sera pour désactiver mon compte. Vous pouvez me trouver sur Mastodon : @boulesdefourrure@piaille.fr
Et non, je n'ai pas abandonné l'idée de publier sur mon blog.
Mon premier moteur d'écriture a été le sentiment d'injustice, à cause de la loi sur les chiens dits dangereux, puis à cause des perceptions erronées du grand public sur mon métier. J'ai eu envie de témoigner, aussi, de parler de cette campagne où disparait un monde agricole. De casser des idées reçues. D'expliquer, de démontrer, de justifier.
J'ai eu besoin, aussi, de décompresser, de faire ma psychothérapie.
On verra bien si je trouve une nouvelle motivation. Merci à vous !

mercredi 10 mai 2023

Fondus d'amour

L’autre soir j’ai vu… Une dame très âgée, aux cheveux gris mauve et bouclés, en robe imprimée coupée comme une blouse. J’ai vu des types massifs habillés comme des bikers, blousons en cuir noir clouté et bandana rouge. L’un d’eux était assis à côté d’une jeune fille aux cheveux soigneusement tressés, perfecto et bandana assortis. J’ai vu un gamin avec ses grands parents, casquette du Stade à l’envers sur le crâne. J’ai vu des couples, des familles sur trois générations, j’ai vu…
J’ai vu une dame assez forte qui pleurait à lourdes larmes. J’ai vu huit jeunes femmes, six violonistes et deux violoncellistes, jupes noires, talons aiguilles et perfectos. J’ai vu des jeunes et j’ai vu des vieux, des grandes gueules et des timides, des gens habillés avec la classe des habitués, et d’autres qui avaient fait un effort mais qui n’avaient pas les codes.
J’ai vu un accordéoniste, j’ai vu un pianiste : Alain Lanty, quand même.
J’ai vu un vieux monsieur aux jambes maigres dissimulées sous son pantalon, ventre rond et polo à rayures rouges, qui se dandinait avec maladresse. J’ai vu ses yeux cernés, sans dec’.
J’ai vu tout cela dans la pire salle que je pouvais imaginer, celle d’un casino neuf et clinquant, qui essaie d’être ostentatoire, mais avec goût. J’aurais pu prendre un repas d’avant-spectacle à la brasserie du Fouquet’s. J’ai failli fuir. Vraiment.
J’avais envie de hurler, en m’asseyant. Au lieu de ça, j’ai regardé les gens. Tous ces inconnus qui se rassemblaient pour une même raison : l’amour. Et pour un même bonhomme : Renaud.
Pour une fois, les gens : merci beaucoup, infiniment.

C’est un drôle de chemin qui m’a amené là. Je suis venu seul, même si j’étais accompagné. C’était un moment si intime que je ne pouvais pas le partager, même avec elle qui me connaît si bien, car c’était une étape de mon histoire, de ma relation avec lui, lui, le jalon, le symbole, le maître, le compagnon. Elle n’a même pas osé me toucher : j’étais trop concentré.

Mes parents n’écoutaient pas Renaud. Mon père disait : « Il n’a pas de voix ». « Il ne sait pas chanter ». Et moi je pensais : hé, laisse béton,c’est pas l’sujet. Bordel papa, t’as fait mai 68 quand même (« une bonne guerre, même si j’me rappelle pas qui c’est qu’avait gagné »).
Il avait quand même acheté quelques uns de ses disques, et je n’ai jamais cessé de les écouter. Ma mère avait écouté, sans rien dire, comme d’habitude, et s’était procurée « La belle de mai » (et sa boîte en métal qui rayait le CD). Elle avait beaucoup de tendresse pour cet album, je crois, elle qui dans sa jeunesse chantonnait Hugues Aufray. Depuis combien de dizaines d’années ne l’ai-je pas entendue chanter ?

Le rideau s’est levé, tout le monde a crié, et il a aboyé : « J’ai 100 ans, et j’suis bien content ». C’est presque vrai, mais ça ne le sera jamais. Je n’ai rien compris à ce qu’il a dit, ou croassé, et je n’ai pas été surpris, je n’ai pas été déçu, je savais déjà que je ne venais pas vraiment l’écouter. Et puis le petit chat est mort, et les cordes, la puissances des violons et leur orchestration : presque une distraction. Putain, ces musicos, y z’ont vraiment trop d’talent.

Moi, je ne le quittais pas des yeux. La pêche à la ligne, il s’appuyait déjà sur le piano, son index tapant la pulsation tandis que ses mots tombaient à côté du tempo, en cloque, il a laissé la salle chanter. J’étais penché en avant, si intensément concentré. J’ai chanté, bien sûr que j’ai chanté, je chantais déjà ces mots que j’ai tant écoutés. Dans ma tête sa voix des albums se superposait à la musique et à sa voix d’aujourd’hui, les orchestrations connues par cœur s’entremêlaient à ces cordes. J’avais imaginé l’intensité des émotions que je ressentirais ce soir là, je ne m’étais pas vraiment trompé, même si je n’avais pas tout anticipé.
D’abord, j’avais eu tort d’avoir peur. Me confronter à Renaud en 2023, c’est faire s’affronter l’image du gringalet, du blondinet, du papa de Lolita, de l’alcoolique sur la scène de la halle aux grains, 23 ans plus tôt, tout ce que j’avais projeté sur lui, et le vieux monsieur d’aujourd’hui. Accepter un chemin de vie, engagé, riche et sincère, bourrés d’instants de tendresse et d’éclairs de génie, mais aussi d’erreurs et d’errements, de renoncements. Nous avons tous écouté où c’est qu’j’ai mis mon flingue, et j’ai embrassé un flic. J’en ai entendu le condamner, Renaud c’est mort, il est récupéré. D’autres se taire en silence, consternés. J’ai toujours eu du mal à me situer : qui suis-je pour le juger ? Qu’aurais-je fait à sa place ?

Il prend un verre sur le piano et boit quelques gorgées. « C’est de l’eau, vous inquiétez pas. J’ai pas touché une goutte d’alcool depuis deux ans et demi. Pas une cigarette depuis trois, quatre semaines. »

Applaudissements.

« On t’aime, Renaud ! »

Le cri a traversé la salle. Putain oui, on t’aime.

Je chante, la voix tremblante, vrillée par l’émotion, je pleure et nous chantons, mieux que lui certainement, j’ai déjà assisté à des dizaines de concert, en toute intimité ou dans des stades immenses, par des dieux vivants ou des petits groupes de quartier, j’ai entendu Bercy entier chanter… mais pleurer et chanter, d’amour sincère et partagé, jamais. « J’croyais qu’un mec en cuir, ça pouvait pas chialer, j’pensais même que souffrir, ça pouvait pas t’arriver. Hé Manu vivre libre, c’est souvent vivre seul, ça fait p’t’être mal au bide, mais c’est bon pour la gueule. Hé déconne pas Manu... » Un cocon de rencontres à la fois intimes et partagées, pouvez-vous l’imaginer ? Je ne l’avais pas anticipé. Il n’y avait rien d’autre que lui pour nous réunir ce soir là, et pas juste nous poser dans la même salle, nous qui n’étions en rien destinés à nous rencontrer : les fans, les curieux, les accompagnants, les nostalgiques, les pousse-mégots et les nez d’bœufs, Renaud nous observe et la salle est très, très souvent éclairée : il est venu nous rencontrer. Pas chanter. Pas faire un show. Nous rencontrer. Nous regarder. Il réagit et il sourit, esquisse un geste très mal assuré, parfois. Envoie chier un mec qui gueule « il est gros ton ventre, pourtant ! » (« même si j’dev’nais pédé comme un phoque, moi j’s’rai jamais, en cloque »). « Et ta gueule, elle est grosse ? »
C’est nul comme répartie. Mais il sourit, on sourit. Une infinie tendresse.

C’est quand qu’on va où, la médaille, morts les enfants, et ses mots, comme le jour où il les a pour la première fois chantés, résonnent avec l’actualité. Renaud a chanté de sacrés conneries, même sur ses plus vieux disques, mais il a aussi posé des mots justes, de ceux qui éveillent une conscience politique. Ce n’est pas rien de découvrir Renaud, quand on a 15 ans, 16 ans (je t’aime).

Germaine et la scène se transforme en guinguette, les violons toujours, et tout le monde se lève et danse, il se dandine en agitant à peine les avant-bras, ça sonne encore plus faux que sa voix, mais on s’en fout. Certains se lèvent et dansent par pure joie, d’autres juste pour lui faire plaisir ? On t’aime, Renaud.

C’est un cocon d’amour, inattendu et improbable, ou juste tellement évident et je n’ai pas été assez lucide pour l’imaginer ? On est venus parce qu’on t’aime et qu’on veut te le dire, qu’on sait que tu as été très grand et que tu as merdé, à répétition et avec application, mais avec beaucoup de sincérité.
Je t’aime.

La teigne et ta voix se casse. C’est un de tes plus beaux textes, je crois. Est-ce que tu penses à lui comme tu penses à Lucien et sa bande ? Pourquoi as-tu choisi ces chansons-là ?
500 connards et le retour des lampions, pourquoi ?
Son bleu, bien sûr, tu dis que c’est ta chanson préférée de ces dernières années. Mais elle a plus de vingt ans cette chanson, Renaud !
Mistral gagnant, c’était un passage obligé. Je me retiens, même de fredonner, celle-là tu l’as bien mieux chantée que je ne le ferai jamais.

Tant qu'il y aura des ombres, de toutes celles que tu as jamais écrites, c’est ma préférée. Quelque chose dans la mélodie et la nostalgie plus que dans les paroles, qui ne me concernent pas. Une vibration de souvenirs, celle de ma voix résonnant dans ma cage thoracique, allongé au sol de la mezzanine, ma fille, mon bébé de six mois posé sur moi, et le murmure de tes chœurs et de ta chanson en boucle. Je ne m’attendais pas à ce que tu la chantes en concert en 2023. Je ne suis même pas sûr de t’écouter vraiment, j’entends ta voix d’alors et je te regarde, le reste n’a aucune importance, même si je sais que ce n’est pas vrai : je t’écoute aussi mais tout se superpose sans s’associer, ai-je déjà été aussi concentré ? Aussi focalisé sur une personne et sur mes souvenirs, sans pour autant m’extraire de cette somme d’individus qui amènent eux aussi ici leur propre foi en toi ?

Morgane de toi passe comme Mistral gagnant, mais la ballade nord-irlandaise elle aussi me ramène à un jalon de ma vie, à une scène, à un bœuf improvisé, des amis, un guitariste, une copine, on chante mal mais hé, nous avons été à bonne école, n’est-ce pas ?

Ce soir j’ai fait écouter tant qu'il y aura des ombres à mes filles, mais la nostalgie passe mal avec les pré-ados. Elle m’ont demandé Père Noël Noir. J’ai hâte qu’elles découvrent Chanson dégueulasse (mais chanson d’amour), que je dessinais en BD avec mes potes pendants les cours de philo.

Je t’aime, Renaud.

jeudi 29 septembre 2022

Rascal

Premier jour

Dire que je suis dépité serait bien en dessous de la réalité.
J’ai réussi à stabiliser le chiot : retrouvé dans un fossé par sa maîtresse, il est arrivée ici choqué, en détresse respiratoire, mais encore assez conscient pour hurler si on lui touchait le coude. Il a des plaies un peu partout, plus impressionnantes que dangereuses, un genou gonflé, et puis, et puis ?
J’ai posé ma voie veineuse, envoyé les analgésiques, dégainé ma sonde échographique, cherché l’hémorragie abdominale, l’hémorragique thoracique, vite, vite. Pas d’épanchement. Alors je l’ai couché sur la table, et radiographié : des hémorragies diffuses un peu partout dans les poumons. Je décide qu’il n’en mourra pas. J’avais placé son coude pour pouvoir jeter un œil dessus. C’est certainement cassé, mais la radio n’est pas adéquate pour juger de la gravité de la lésion. Ce n’est pas urgent. On ne meurt pas d’un coude cassé.
La dame pleure.
Elle est agenouillée devant la table de radio, dont je n’ai pas encore bougé le petit berger allemand. Le chiot est couché sur son côté droit, son coude gauche fait un angle gênant, et en le regardant, je vois ce chat euthanasié deux heures plus tôt dans des circonstances trop similaires. Après avoir radiographié, exploré et examiné dix fois son atroce blessure à la colonne et au bassin, en avoir parlé avec deux consœurs pour m’entendre dire ce que je savais déjà, c’est à dire que même un miracle ne suffirait pas, je m’étais résolu à l’euthanasier. Je ne veux pas recommencer. Je ne peux plus. C’est forcément moins grave. Il n’y a a priori pas de lésion vertébrale, tous les membres bougent, la sensibilité est présente, et même si je n’en sais pas encore assez, il vivra.

Je dois expliquer la démarche à Mme Tolzac. Dans cette minuscule salle d’imagerie, je ne peux m’empêcher de regarder ses yeux aussi trempés de larmes que son masque de tissu distendu. Je me concentre sur les mouchoirs qu’elle tient à la main, sur ses reniflements et sur les virus pandémiques, sur n'importe quel détail, pour ne pas me prendre sa peine de plein fouet. Ce chiot a quatre mois à peine, et il a suffi d’un instant pour que la boule de poils joueuse et indisciplinée finisse dans un fossé, avec du sang plein la gueule et un avenir rempli d’incertitude. Je regarde cette dame de cinquante ans, qui est venue seule, désemparée, qui ne nous connaît pas, et à qui je ne peux même pas sourire vraiment, caché derrière mon masque. Elle n’a téléphoné à personne quand je lui ai donné les premiers éléments, n’a envoyé aucun sms, aucun message sur les réseaux. Est-elle aussi seule que je l’imagine, dans cette épreuve ?
Je ne peux pas lui sourire vraiment, et pourtant c’est bien un sourire triste qui étire mes lèvres tandis que ma main se perd dans les longs poils noirs de Rascal. Machinalement, je les écarte de la large plaie cutanée qui ouvre une faille rosée dans son pelage sombre. Je pose quelques compresses imbibées de désinfectant, un cache-misère, mais je crois que le geste est important.
Je prends la parole, doucement, j’utilise des mots simple, des phrases sans nuances. Le coude est cassé, oui. Et c’est une fracture grave, forcément difficile à réparer. Mais ce n’est pas l’important, pour le moment. Rascal a de multiples hémorragies pulmonaires, il est en état de choc, et c’est cela qui doit nous préoccuper, c’est le boulot de ma perfusion, de mes analgésiques. Nous allons suturer cette grande plaie, mais elle est sans importance. Je ne peux pas encore faire un vrai bilan neurologique, me prononcer sur un pronostic définitif. Il faudra attendre demain au moins. Je ne peux pas immobiliser la fracture, pas à cet endroit.
Elle hoche la tête, essuie ses larmes.
Tandis que je file gérer une autre urgence (nettement plus relative), je demande à ma consœur si elle pourrait suturer la plaie à la fin de sa consultation.
Une bonne demi-heure plus tard, je dicte à Elodie, une de nos assistantes, les proportions d’une perfusion MLK, morphine-lidocaïne-kétamine, le bonheur de l’analgésie en goutte à goutte. Nous branchons la pompe à perfusion, et dans le calme du chenil, j’essaie de ne plus penser à tout ce que je dois gérer avant la fin de cette journée, et je reprends les faits. Le chiot est stabilisé. Il n’y a presque aucun risque qu’il décède des suites directes de cet accident. Il n’a plus mal. Il dormira ici, cette nuit. Demain, s’il est vraiment stabilisé, il faudra l’amener à des confrères capables de l’opérer. Je n’ai pas de bonne image du coude, mais autant les laisser s’en occuper. Je sais déjà qu’il est cassé, et personne d’autre qu’un vrai orthopédiste ne pourra le réparer. Demain matin, je referai un examen complet, j’essaierai d’évaluer les points cruciaux qui manquent encore : est-ce qu’il y a d’autres fractures ? Est-ce qu’au niveau neurologique, tout est parfait ?
Et puis, parce qu’il va bien falloir y penser : combien tout cela va-t-il coûter ? Ma prise en charge, ici, entre réanimation, écho et radios, analgésie et petite suture, à la louche, j’annonce deux cents, trois cents euros. Mme Tolzac hoche la tête.
La fracture du coude ? 1200 à 1500€ chez mes confrères.
Alors Mme Tolzac s’effondre, retient à grand peine un sanglot. Je ne la laisse pas parler. Pas encore. Je ferai confirmer le devis, mais ce sera dans cette échelle de prix. Il n’y aura personne capable de bien opérer ça pour moins cher. Il n’y aura pas moyen de bricoler, de trouver une solution moins bien, mais moins onéreuse. Pas d’attelle, de plâtre ou de résine. Pas pour une articulation. Il sera forcément possible d’étaler le paiement, ils ne feront pas de difficulté, ils ont l’habitude.
Mme Tolzac ne proteste pas.

Quelques heures plus tard, alors que la clinique est fermée, je l’appelle. J’ai eu Vincent, un jeune chirurgien, au téléphone, je lui ai envoyé ma mauvaise radio, mon compte-rendu, il a confirmé mon impression et mon estimation de prix. Ils finiront le bilan radiologique et clinique. Elle pourra l’amener demain, ils devraient pouvoir l’opérer après-demain. Le timing est parfait. Je la rassure, Rascal est très calme dans sa cage, il savoure son MLK et attend tranquillement. Il respire déjà normalement, ses muqueuses sont rosées, je ne suis vraiment plus inquiet. Du boulot bien fait.

Deuxième jour

Il est à peine 9h quand elle arrive. Je ne l’attendais pas si tôt. Je suis dehors avec Rascal, en train d’essayer de le promener. Il ne tient pas vraiment debout, mais le contrôle nerveux est excellent, il chaloupe, je crains que le bassin soit cassé. Je la laisse avec lui, vautré dans le jardin de la clinique, je dois filer, je laisse les ASV gérer son transfert chez les spécialistes.
Quelques minutes plus tard, l’une d’elle m’interpelle entre la salle de consultation et la pharmacie : elle m’annonce qu’elle ne l’amènera pas là-bas. Elle n’en pas les moyens. Au temps pour le timing parfait. Cette journée n’a pas fini de se compliquer, nous sommes déjà débordés. Je dois partir vacciner des veaux, il manque un véto, il y a quatre animaux hospitalisés, Amande revient car elle ne va pas mieux, Doudou n’a toujours pas mangé, et j’ai beaucoup de trucs administratifs dont je dois vraiment m’occuper. Il est onze heures lorsque j’arrive à la rappeler, mes ASV ont réussi à me libérer. Gestion de planning aux forceps. Elle pleure, elle n’a pas l’argent, elle n’aura pas l’argent, elle parle de l’euthanasier. Mais…
Mais je ne veux pas. Je ne veux pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. C’est juste un coude cassé, et peut-être, peut-être aussi le bassin, ok, sans doute aussi le bassin, mais le reste fonctionne, c’est un chiot. C’est un chiot ! Je ne veux pas le tuer, pas parce qu’elle n’a pas les moyens de l’opérer. Je lui parle des cagnottes sur internet, des caisses de solidarité, je lui dis qu’au pire, nous pouvons amputer, que ça coûterait beaucoup moins cher. Qu’un chien ou un chat vit très bien sur trois pattes, même si avec le bassin, au début, ce sera un peu compliqué. Mais ce bassin, il va se ressouder, c’est une question de semaines, on peut se débrouiller. Et puis, ça reste à confirmer.
Elle hoche la tête, mais je l’ai sentie blêmir à l’idée d’amputer. Je m’échappe, on m’attend, on garde Rascal, on va faire les radios, on va s’en occuper.

Une heure plus tard, je m’effondre devant mon écran. Vautré sur son siège éventré, j’ai juste envie de hurler, je suis épuisé, je ne veux plus courir, je veux juste me poser. Il y a ces jours-ci une tension permanente, à laquelle Rascal et sa maîtresse contribuent grandement. Je retourne au chenil, je prends le berger dans mes bras, je vois qu’il a uriné : sur ce point au moins, je suis rassuré. Je l'emmène jusqu'à la salle de préparation, et grâce à sa perfusion, il ne nous faut que quelques injections pour l'anesthésier. Rascal s’endort, et nous pouvons enfin tout radiographier. Le coude : fracassé. L’autre coude : intact. Le bassin : disjonction sacro-iliaque, plus deux fissures, non déplacées. Le gros genou gonflé : rien à signaler. La colonne : impeccable.
On va forcément réussir à le sauver. Bien sûr, ça va être compliqué : avec une patte au moins et un bassin disjoint, il va falloir beaucoup, beaucoup de soins.

C’est en toute fin de matinée qu’elle me rappelle. Je n’ai pas vraiment envie de l’écouter, je suis accaparé par l’hésitation, l’idée de l’amputation, l’envie de réparation. Je l’entends sangloter au téléphone, me dire qu’elle a consulté sa famille, qu’il faut l’euthanasier, qu’elle veut l’euthanasier. Ses mots titubent et s’emmêlent, sa voix se brise, je ne comprends pas tout. J’entends surtout ses larmes. Je ferme les portes, de la salle de consultation où je me suis réfugié. J'ai besoin de m’isoler de la clinique, il me faut une bulle pour lui parler. Pour la convaincre.
Non : il ne faut pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. Aucune décision urgente n’est nécessaire. Est-ce que c’est un problème d’argent ? Pas de problème, je bloque la facturation à cet instant. Je ne la laisse pas vraiment parler, j'anticipe les obstacles habituels, je devine qu’elle ne peut se permettre le spécialiste, mais nous pouvons amputer, pour un tiers de la somme demandée, ou moins. Je lui explique les chiens qui continuent à jouer, et même ceux qui chassent toujours le sanglier, les chats qui grimpent aux arbres, la vie qui continue, sans douleur, sans même la notion de handicap, je pressens le regard qu’elle porte sur la vie d’amputé, je ne dois pas la culpabiliser, je lui répète que je ne peux rien lui reprocher. Je comprends la violence de cette vie qui a basculé, le choc, les décisions à prendre, la peur de la souffrance, les problèmes d’argent.
Je lui explique que je ne veux pas l’euthanasier. Que je ne peux l’empêcher de me le retirer, de trouver ailleurs un vétérinaire qui acceptera peut-être de le tuer. J’ai les larmes qui me montent aux yeux, lorsqu’elle me dit qu’elle ne peut pas assumer. Je devine les mots égoïste et « raisonnables » de sa famille, de ces enfants bien loin de maman, qui n’ont jamais vu ce chiot, pour qui il n’est qu’une information, un problème, « bien du souci ». Je les ai si souvent subis, les conseils de ceux qui ne sont pas impliqués.
Je répète que je ne suis pas devenu vétérinaire pour tuer. J’explique que si j’étais certain qu’il ne pourrait récupérer, si sa moelle était endommagée, j’accepterais, triste mais résigné. Mais là, là ? Nous avons de grandes chances de le sauver !
Alors elle me dit qu’elle ne peut pas, qu’elle ne pourra pas y arriver. Cela, je peux l’accepter. Je ne sais rien de sa vie, des épreuves qu’elle a traversées, de son passé.
Je réfléchis, vite, très vite, je trie les possibilités, les arguments, je déploie dans ma tête mon catalogue de solutions. Je ne pense pas au pire, je refuse le pire, le pire ne m’intéresse pas, j’ai besoin d’une solution pour Rascal et pour elle.
Je sais ce que je vais lui demander.
Accepterait-elle de l’abandonner ?
Je choisis mes mots. Je suis prêt à l’adopter. Pas moi, mais la clinique. A le soigner, à nos frais, à le gérer, à l’accompagner, à le porter. Puis à le faire adopter. Nous avons des réseaux, des contacts, des gens de bonne volonté, comme ces retraités qui cherchent parfois de vieux chiens brisés à cocooner, ou, pour les portées de chatons, cette mère de famille toujours prête à biberonner.
Je ne veux pas le tuer.
Elle ne dit plus rien, j’écoute le silence du téléphone, puis, sa réponse : elle accepte. Sa voix s’est raffermie, un peu. Ses larmes ont séché. Elle accepte, et quand je lui explique comment, concrètement, la suite va se passer, elle me répond qu’elle nous apportera les documents pour le transfert de propriété. Lorsque je sors de la salle de consultation, je suis à moitié sonné. J’ai encore les larmes aux yeux, et je m’approche des assistantes. « Il va nous falloir un feuilleton de Noël, là. Elle va nous l’abandonner, on va s’en occuper. Ce chiot va vivre ici, avec nous, avec vous, jusqu’à ce qu’on puisse le faire adopter. »
Je n’ai pas besoin de leur demander si elles sont d’accord, ou motivées. Je les connais.

J’ai filé : une prophylaxie sur quelques vaches au milieu des prés, et puis des lots de broutards à vacciner, pour l’export, en Espagne ou en Italie. Je n’en peux plus de ces journées où nous sommes continuellement débordés. Passer du chien au chat puis au cheval ou au veau, du cas désespéré au vaccin, du diagnostic facile à celui qui maltraite les livres de médecine, de l’animal apaisé qui ronronne sur mes genoux à celui qui essaye (et parfois réussit) à me bouffer. L’horreur et la beauté de mon métier. J’ai filé et j’ai prélevé, j’ai piqué, j’ai repris ma voiture, téléphoné en roulant vers la visite suivante, pour donner des instructions sur des animaux hospitalisés. Il n’y a pas de temps mort. A l’entrée de la ferme suivante, mon téléphone a sonné. La clinique. Je frémis en craignant une urgence.

« Il faut que vous reveniez, c’est Mme Tolzac, elle est là, elle ne veut plus nous le donner, elle veut que vous l’euthanasiez, ou l’emporter.
- MAIS ELLE ME FAIT CHIER ! » ai-je crié en tapant sur mon volant !

Je fais demi-tour sur le chemin d’accès à la stabulation, je reprends la route, je souffle, je râle, je tempête, il faut que je sois en colère maintenant pour ne plus l’être quand il faudra lui parler. J’ôte mes bottes à l’entrée de derrière, je glisse dans les couloirs, directement vers le chenil, je suppose que c’est là que je vais la trouver. A ses pieds, il y a son grand sac à main. Elle me tourne le dos, elle caresse son chiot. Penchée dans la cage surélevée, elle pleure et cajole Rascal, je sais que je vais devoir peser mes mots. Je sais aussi que je dois d’abord me taire. Je dois l'écouter. Et je n’ai pas le droit d’être en colère, j’ai une vie à sauver.
« Il faut tout arrêter, il faut l’euthanasier… » Les sanglots mangent ses mots. Elle s’est tournée vers moi, Rascal lui lèche les doigts. Je suis appuyé contre le mur, les bras derrière mon dos, je suis en chaussettes, j’ai de la bouse sur mon pantalon, j’ai fermé la porte, je nous ai isolés.
Je prends la parole, de ma voix la plus apaisée, la plus grave aussi.
« J’ai besoin de comprendre. Je vous l’ai déjà dit, je n’ai rien à vous reprocher, je ne suis pas là pour vous critiquer, ou vous juger, je suis là pour le soigner. Je me suis échappé entre deux visites pour venir vous parler. J’ai besoin que vous m’expliquiez. J’ai besoin que vous me fassiez confiance, même si c’est difficile, même si vous ne me connaissez pas, même si je ne vous connais pas. Je veux le sauver, je n’ai pas d’argent à y gagner, au contraire, tout cela va nous prendre beaucoup de temps et d’énergie, tout cela nous en prend déjà. Je ne veux pas l’euthanasier alors qu’il n’a pas mal, qu’il peut vivre une vie sans souffrance, qu’il peut grandir et jouer et courir et être aimé. »
Je crois qu’elle ose à peine me regarder, je sens toute sa culpabilité, il ne faut surtout pas que j’appuie dessus. « J’ai besoin que vous m’expliquiez pourquoi vous me demandez de l’euthanasier alors que j’ai levé l’obstacle financier.
- Mais, comment il va vivre alors que je l’aurai abandonné ! Il sera traumatisé ! » Je réalise qu’elle ne porte pas son masque, de toute façon il ne servirait à rien, de toute façon il serait trempé. Je peux voir son visage, ses yeux et sa bouche décomposée, les larmes sur ses rides, ses cheveux défaits. Sa fragilité.
Je n'hésite pas un instant, mais je contrôle mon souffle, je contrôle ma voix. Pas de colère, pas d'excitation.
« Vous savez, cette histoire des chiens traumatisés parce qu’ils ont été abandonnés, je crois vraiment que c’est un mensonge que nous inventons pour nous rassurer. J’en connais plein, des chiens qui ont été abandonnés. Et adoptés. Ils vivent, ils sont heureux, ils sont aimés, nourris, caressés. Ils seraient peut-être ravis de revoir leur ancien maître, mais ils ne vivent pas dans le regret. Ils vivent dans l’instant, ils ne se construisent pas ces fiertés et ces raisonnements compliqués. Pardonnez-moi mes mots : Rascal n’a pas besoin de vous pour être heureux. Je suis désolé de vous dire ça…
- Mais vous me rassurez ! » Elle pleure encore, mais il y a un sourire sur son visage.
« Et puis, mieux vaut être abandonné que mort. Il n’a que quatre mois. Il a la vie devant lui. Il va grandir. C’est un bébé ! J’ai besoin que vous me fassiez confiance. Des chiens laids, vieux, abîmés, blessés, handicapés, agressifs, on a presque toujours réussi à les placer. Parfois, ça a été compliqué, certains ont passé des mois ici avant d’être adoptés. Ils ont dormi dans une cage la nuit, ils sont restés à l’accueil la journée. Nous en avons même un qui a vécu cinq ans avec nous, qui est devenue notre mascotte. Les clients passaient prendre de leur nouvelle, ou les caresser…
- J’ai parlé de vous à mes voisines, qui vous connaissent. Elles m’ont dit de vous écouter... »
Qu’elles soient bénies, ces voisines.
« S’il-vous-plaît : laissez-moi le sauver.
- Mais il va vivre dans cette cage ?
- Non, non, il ne va pas vivre dans cette cage, il va y rester le temps qu’il faudra, parce que là, il est tout cassé, il ne doit pas bouger, mais dès que nous le pourrons, il sera avec nous, à l’accueil, il ne sera pas seul au fond de la clinique. »
Je lui souris, voit-elle mes yeux se plisser ?
« Je comprends aussi, excusez-moi. Ce n’est pas très facile à dire.» Ma voix s'est adoucie.
« Je comprends aussi la facilité qu’il y a à euthanasier. Au moins, tout serait terminé. Plus d’incertitude…
- Plus de souffrance, m’interrompt-elle.
- Mais il ne souffre pas, là. On n’est plus en 1980, on a plein de solutions à proposer. Je dois vous expliquer : nous sommes humains, nous sommes égoïstes, c’est pas joli, mais ça m’est arrivé d’être soulagé par la mort d’un animal que je ne parvenais pas à gérer. D’être soulagé pour moi, de ne plus avoir ce poids à porter. D’être soulagé pour ses maîtres, et pour lui, ou du moins, c’est ce que je me disais. Mais l’animal. Il ne se demande pas s’il veut vivre ou mourir. Il fait avec ce qu’on lui donne. Et l’euthanasie, ce n’est pas un reproche, ne le prenez pas comme ça : ça peut être une solution de facilité. Pour nous. Là tout ce que je vous propose, ce n’est pas facile. Ni pour vous, ni pour moi. »
Je reprends ma respiration. Elle est terriblement attentive à mes mots. Soulagée, parce que j’ai osé prononcer ce qu’elle n’osait pas penser ?
« Je m’engage à ce qu’il n’ait pas mal. Bien sûr, là, ce n’est pas idéal, il a cette fracture, il est tout mâché, mais vous avez vu, il remue la queue, il vous lèche les doigts, il peut être heureux. Je m’engage à chercher la meilleure solution pour son bien-être, à mettre en œuvre tout ce qui sera dans mes moyens pour qu’il ait une belle vie. Nous lui trouverons une famille, nous le laisserons pas dans un refuge, ou sur le bon coin. A tout ça, je peux m’engager. Nous pourrons vous donner des nouvelles, si vous le souhaitez, ou ne rien vous dire du tout, si vous préférez. Bien sûr, je ne serai pas dans sa future famille pour regarder ce qui va s’y passer, mais… »
Elle hoche la tête.
« Vous êtes d’accord pour nous le donner ? »
Elle me monte son carnet et ses papiers.
« Je vous laisserai voir avec les filles à l’accueil, je dois y aller, on m’attend. » Je la salue et je m’éloigne sur la pointe des pieds, je me glisse à l’accueil pour bien préciser aux ASV de faire le changement de propriété sur la clinique. Je leur explique le blocage sur la notion d’abandon. Et puis, je saute dans mes bottes et repars sur la route. Avec mon retard, ça n’a pas raté : l’éleveur a bien gueulé. Pas grave, ça au moins c’est simple.

A 19h30, je suis de retour à la clinique désertée. Le chiot est dans sa cage, je vérifie sa perfusion, les traitements qui ont été administrés. Je fais mes factures de la journée, je regarde le planning du lendemain, je ne vois pas trop quand nous pourrons l’amputer, mais on va bien y arriver. Je laisse un message au confrère orthopédiste qui devait l’opérer, pour des conseils sur la manière de gérer une patte en moins avec un bassin en vrac. J’envoie toutes les radios, et le dossier. Et puis je me remets sur mon ordinateur, je suis loin d’en avoir terminé avec les papiers…

Troisième jour

Comme d’habitude, je suis arrivé le premier à la clinique. Elle est encore déserte, silencieuse comme je l’aime. J’en profite pour faire le tour du chenil et démarrer les ordinateurs. Rascal me regarde et s’excite dans sa cage, en essayant de se redresser. On dirait un scarabée maladroit, renversé sur la terrasse. Je n’ai pas de brin d’herbe à lui tendre pour l’aider, mais je plonge distraitement les doigts dans cette boule de fourrure. J’ai mal dormi. Je sais que je fais bien, enfin je crois. J’ai menti quand je lui ai annoncé être presque certain que les nerfs n’étaient pas touchés. Je n’en savais rien. J’espérais. Finalement, j’avais raison, mais bon. Je ne voulais pas donner plus de prise à l’euthanasie. Je lui ai menti quand je lui ai dit être confiant sur ses capacités de cicatrisation. Qu’un chiot de quatre mois arriverait forcément à récupérer de sa fracture du bassin, trois pattes ou pas. Je n’étais pas confiant. J’ai forcé la main de Mme Tolzac. Je m’en veux. Un peu. Je n’arrive pas à lui en vouloir, à elle. Je n’aimerais pas être à sa place.
Je n’ai pas eu Vincent, le confrère orthopédiste, au téléphone. Pas encore. Je voudrais qu’il me rappelle. Il m’a laissé un court message, pour m’annoncer 1500€ pour le coude, 1000 pour le bassin. Mais faut-il absolument opérer ce fichu bassin ? Je prends le téléphone et je compose le numéro de sa clinique. Une de ses ASV m’explique qu’il sera là dans peu de temps. Elle peut prendre mon numéro pour qu’il me rappelle.
Il a déjà mon numéro. « Dites-lui que c’est urgent, s’il-vous-plaît, je sais qu’on vous a posé un lapin, je suis désolé, mais c’est au sujet du chiot qu’il devait opérer ce matin. La dame nous l’a abandonné, elle voulait l’euthanasier, je l’ai convaincue de nous le laisser. Nous l’avons adopté. »
J’entends le « ohlala » catastrophé de la jeune femme. « Il vous rappellera ! »
Est-ce que ce fichu bassin va bien se ressouder si il titube sur trois pattes, dont deux qui ne peuvent pas supporter son poids ?

Les assistantes sont arrivées, mon associé aussi. C’est sans doute lui qui va l’opérer, c’est lui, le chirurgien. Il n’a pas encore vu Rascal, il n’était pas là ces deux derniers jours. Nous bossons moins qu’avant. Fini, les 245 jours de boulot par an. Alors nous remplissons et rallongeons chaque journée. Tout se densifie. En 48h, j’ai vécu une semaine. Alors en quelques mots je lui explique, l’accident, les lésions, l’abandon, la situation. Après tout, c’est notre temps et notre argent que j’ai engagés.
« Mais. Tu es vraiment sûr qu’on ne peut pas éviter de l’amputer ? Ce serait mieux, quand même, remarque-t-il.
- Je ne demande que ça, de ne pas l’amputer. Mais il y en a pour 2500€. »
Il siffle doucement entre ses dents. Moi, je l’ai, cet argent. Je peux les lui consacrer. Mais je n’en veux pas, de ce chiot. En fait, je m’en veux : je m’en veux d’hésiter. Je veux parler à Vincent.

Lorsque je sors du bureau, Élodie me lance un regard hésitant, à moitié caché derrière ses lunettes. Ce n’est pas la plus bavarde de nos assistantes. Je sais déjà ce qu’elle va me demander.
« Et… déglutit-elle. Vous allez l’opérer ?
- Pas maintenant, nous n’avons pas le temps, et il n’y a pas d’urgence. Je veux parler au chirurgien, avant toute décision.
- Elle coûtera combien, l’opération ?
- Là-bas ? Pour les deux, 2500, au bas mot. »
Elle pique du nez sur son clavier tandis que je fuis vers les consultations.

Plus tard dans la matinée, avec sa collègue Francesca nous nous battons avec le bien nommé « Gros Matou » pour lui déboucher le nez à coup de seringues d’eau salée, elle me parle de Mme Tolzac, encore, alors qu’elle signait les papiers, hier. Je lui réexplique la peur du traumatisme et de l’abandon.
« Il y avait aussi l’amputation, me glisse-elle entre deux coups de griffes esquivés. J’ai vraiment cru qu’à la dernière minute, elle n’allait pas signer. Elle n’arrivait pas à imaginer un chien heureux sur trois pattes. Elle ne vous croyait pas, alors lui ai montré les vidéos de Gluon. »
Gluon... Gluon appartient à des amis de Francesca. Gluon est un énorme rottweiler. 50kg, et pas de gras. Âgé de trois ans, nous l’avons amputé d’un antérieur il y a à peine un mois : un ostéosarcome ou une autre saloperie du même genre attaquait son avant bras. Le genre de cancer qui ronge l’os jusqu’à le briser, et qui se permet souvent de métastaser. Agressif, douloureux, sans traitement décent. Son maître aussi avait beaucoup hésité, et pensé à l’euthanasier. C’est son amour pour son chien qui l’avait décidé. Laisser sa chance à la vie. Aujourd’hui Gluon court partout alors que son moignon est à peine cicatrisé. Il gueule sur les voitures, course les poules et ne laisse aucun répit aux chats qui le contemplent d’un air méprisant, depuis les branches du cerisier.
« Alors, c’est vrai ? » avait commenté Mme Tolzac, avant de signer.
Elle butait donc encore sur l’amputation, et pas seulement sur l’abandon. Je n’avais pas su lui laisser me le dire. Mais qu’est-ce que j’aime mes ASV !
Par contre si les propriétaires de chats pouvaient comprendre qu’il est facile d’éviter les lavages de nez de ces boules de griffes et de dents, matin, midi et soir voire plus encore. Le dernier est resté quinze jours ! Quinze jours à lui rincer les narines à l’eau salée, à aspirer au mouche-bébé des morves insensées, à le perfuser, à le stimuler pour manger. Un chat qui ne sent pas ne mange pas. Alors qu’il suffit de le vacciner !
« Mais il ne sort pas !
- Mais les virus entrent ! »

Quatrième jour

« Bon, pour le coude, tu as un salter sur l’interne, et une fracture de la branche montante externe. Des broches d’un côté, une plaque vissée de l’autre. Facile. Pour ta question sur le bassin, oui, il vaudrait mieux opérer. Franchement, ce que j’ai appris, c’est que si l’écart est de plus de 50 %, il faut opérer. Et là, sur ta radio, il y a 100 %. »
100 % de quoi ? Il est 9h et Julien m’appelle enfin. Il me parle du bassin et de la disjonction. Ça doit être l’écart entre le sacrum et l’ilium comparé à l’épaisseur de l’ilium. Je ne lui demande pas : dans le fond, je m’en fous, c’est son travail, pas le mien.
« Et puis, il y a une fracture de l’autre ilium, aussi, ça mérite deux vis, à condition qu’on soit loin de l’acétabulum. Sinon ce sera plus compliqué. »
Mais c’est loin de l’acétabulum, je l’ai vue cette fracture, j’ai décidé de la mépriser. Il faut que je cesse de m’occuper de ce chiot, je ne veux pas voir ce qui complique mon projet de le sauver.
« Je peux opérer le coude demain, c’est le plus urgent. Le bassin, lundi. On le garderait jusque mardi, ton chiot, » rigole-t-il à moitié.
Ce n’est pas mon chiot. Mais là, objectivement, j’ai sa vie et son destin entre les mains. Et un chaton à vacciner, j’ai déjà 20 minutes de retard, alors que la journée n’est pas vraiment commencée.

Une heure plus tard, c’est la patronne de Vincent qui m’appelle sur mon téléphone perso. Une des big boss de la grosse clinique. Je ne l’attendais pas, mais ça tombe bien, j’ai le temps de décrocher :
« Bonjour Sylvain, je sors de la réunion des associés, on a parlé de ton chiot.
- C’est pas vraiment mon chiot, tu sais, on va la faire adopter, bredouillé-je
- Ouais, peu importe, Julien te l’opèrera pour le prix du matériel et des consommables. Vise dans les 1000, 1200€, il te dira. Pour le coude et le bassin. »
Ce n’est pas souvent que je leur demande une faveur, à ces confrères et consœurs. Là, je n’en ai même pas eu le temps. En général, je leur demande de bien vouloir accepter un client en qui j’ai confiance, mais qui mettra forcément très longtemps à payer. Alors encore une fois dans cette histoire, j’ai les larmes qui montent aux yeux et la gorge nouée. Il va falloir très vite se décider. En plus, dans clinique, ça se remet à crier :
« Sylvain, il y a un vêlage chez monsieur Lhers ! Le GAEC de l’Hers, pas Benoît Lhers. Un siège sur une première ! » appelle Élodie depuis l’accueil.
Je raccroche sur un remerciement « je suis désolé, je file, un vêlage, merci encore ». J’adore cette consœur : elle m’admire parce que je persiste à soigner tout type d’animaux. Je l’admire parce qu’elle est tout simplement la plus brillante vétérinaire que j’ai jamais rencontré. Celle à qui j’ai confié mon chien lorsque j’ai été complètement dépassé.

Dans ma voiture, je ne cesse d’y repenser. A ça, au siège que je vais devoir réduire, aux prophylaxies bovines qui commencent, à ce client mécontent à qui je dois écrire, trouver les mots pour apaiser, aux entretiens individuels des salariés. Je n’ai plus rien pour me distraire, l’autoradio est cassé. 250000 bornes, l’électronique commence à lâcher.
Bien sûr, il y a notre caisse de solidarité. Essentiellement alimentée par une cliente pourtant peu fortunée, qui nous demande de consacrer cet argent aux soins aux animaux défavorisés. De petites sommes offertes par-ci, par-là, mais qui à force de s’accumuler, pourraient bien représenter la moitié de l’argent demandé. Cela fait longtemps que nous ne l’avons pas mobilisée. Il y a déjà quelques années, lorsque cette caisse a été créée, nous avions décidé que nous offririons autant que nous y prendrions, pour les soins que nous réaliserions nous-même. La dernière fois, c’était pour un chat fracassé. Cette fois, la patte ne pouvait vraiment pas être sauvée, alors nous l’avions amputée. Encore une amputation. C’était il y a un an. Rusty (ses propriétaires sont anglais) continue de chasser et de se promener. Un jour, il se fera vraiment écraser. Mais pas ici : avec le Brexit, il sont repartis. A Londres.

L’après-midi, entre deux tiroirs, tandis que je vérifie les stocks d’anesthésiques et de sondes endotrachéales, Élodie demande à me parler. Sa voix est un peu cassée. Je devine le sujet. Élodie est ici depuis bien plus longtemps que moi. C’est la première ASV, le membre le plus ancien de notre équipe, même si elle n’est pas la plus âgée. Elle m’a vu, blanc-bec en tongs et bermuda, postuler pour ce contrat « d’une année ». Je me souviens m’être dit que je devais avoir l’air un peu con, alors qu’elle me souriait derrière son bureau. A l’époque, il n’y avait qu’une seule assistante, elle ne bossait pas le samedi, ni le soir après 17h, on inventait le métier d’ASV et je ne suis même pas sûr que leur formation existait déjà. Elle recopiait les factures à la main, classait les fiches papiers et tenait la comptabilité. L'année dernière, nous avons retrouvé quelques duplicatas, avec son écriture très soignée. Une césarienne facturée au GAEC de l’Hers. Après avoir converti les francs, nous avions même calculé son prix à euro constant, pour constater que nos tarifs avaient baissé...
Je ne suis pas sûr d’avoir déjà entendu sa voix se casser, ni de l’avoir jamais vue essuyer ses larmes. Un geste discret. Elle ferme la porte, se concentre sur les serviettes qu’elle est en train de plier. Je la laisse parler.
« J’ai parlé de Rascal à Bruno ». Son mari. « Tu sais, Rascal, c’est le chien dont il a toujours rêvé, celui qu’il veut prendre pour sa retraite. Un berger allemand. Il m’a dit : mais un chiot de trois mois, enfin, on ne peut pas l’euthanasier ! On ne peut pas l’amputer ! On va l’adopter ! » Imite-t-elle sans reprendre son souffle, tandis que je la regarde dans un demi-sourire dissimulé par mon masque.
« Tu n’es pas encore à la retraite, Bruno, je lui ai dit. Tu crois que tu auras le temps, pour un chien comme ça ? Tu ne pourras pas le laisser au chenil avec les courants ! Mais Sylvain : on n’a pas l’argent. On peut peut-être mettre 1000€, pas 2500.
- J’ai entendu ta question, hier. Le chirurgien peut l’opérer demain. Les associés nous font leur tarif maison. 1000€. Peut-être 1200. On va sortir l’argent de la caisse de solidarité. 500. Mme Tolzac paie tous les soins jusqu’au moment de l’abandon. Nous t’offrons le post-op. Les pansements, les radios, les médicaments. »

Et c’est Francesca qui m’interpelle alors que je passe du chenil au labo avec un seringue de sang dans les mains :
« Sylvain, je remplacerai Élodie demain, pour qu’elle puisse amener Rascal se faire opérer.
- Pas la peine, j’habite à côté, je l’amènerai ce soir », propose Lucie, une de nos vétérinaires salariées, qui hésite devant les étagères sur l’antibiotique qu’elle va délivrer.

Onzième jour

Rascal est désormais au chaud chez Élodie et Bruno. L’équipe s’est mobilisée pour trouver de grandes chaussettes solitaires plus ou moins trouées afin de protéger son pansement. Je ne l’ai pas revu depuis sa chirurgie. Je continue à courir et à rebondir, d’une euthanasie à un vaccin, d’une chirurgie de chien de chasse éventré à une visite sanitaire bovine, du planning 2023 des ASV à un cas de médecine compliqué. Pour quelques semaines encore, j’ai une ancre à laquelle me raccrocher, un chiot qui cicatrise patiemment dans une maison bien chauffée. Qui va être tellement couvé que je me demande s’il sera bien éduqué.

Il faut que j’envoie la facture à Mme Tolzac. Je ne sais plus si elle m’a dit qu’elle voulait des nouvelles, ou si elle préférait ne rien savoir. Tout couper. Je pense écrire quelques mots dans une enveloppe scellée, qui accompagnerait la facture. Elle l’ouvrira. Ou pas. Je me dis que toute cette énergie, tout cet argent auraient pu être mobilisés par elle et pour elle. Mais elle a choisi l’euthanasie. Cela lui a-t-il ôté tout droit de savoir et de décider ? Au fond de moi, je pense que oui. Mais au fond de moi, je sais aussi à quel point nos décisions sont le fruit de nos histoires de vie. Je peux comprendre qu’elle se soit sentie dépassée, qu’au-delà des questions d’argent, elle n’ait pas pu imaginer gérer tout ce que cette prise en charge impliquait. Toute l’incertitude, aussi, qui accompagne à chaque instant chacune de nos prises de décisions. Nous sommes des soignants, nous savons que nous ne savons jamais vraiment, que nous ne pouvons jamais dire « à 100 %, voilà ce qui va se passer ». J’aimerais pouvoir l’apaiser, j’aimerais qu’elle sache que ce chiot qui a traversé sa vie est heureux et en bonne santé, parce que, aussi, elle a eu le courage de nous faire confiance et de nous l’abandonner. Trouver des mots, pour délivrer. Je n’ai ni colère, ni rancœur, mais beaucoup de tristesse, heureusement tempérée par le bonheur d’avoir sauvé Rascal.

Chère Mme Tolzac,

Je ne me rappelle plus si vous souhaitiez ou pas avoir des nouvelles de Rascal, d’où cette enveloppe scellée. Votre chiot a été adopté, dans une famille dont je peux vous garantir qu’elle lui offrira du temps, de l’amour et une belle vie de chien. Les chirurgies se sont bien passées. Rascal est encore en train de récupérer, il lui faudra plusieurs semaines de repos et de soins attentifs pour redevenir autonome.
Je tiens à vous remercier pour votre confiance.
Je vous l’ai déjà dit, mais je souhaite vous le répéter : je peux imaginer à quel point tout ceci a été difficile pour vous, et, si cela peut apaiser votre sentiment de culpabilité, je veux vous dire, en tant que vétérinaire, que je n’ai sincèrement rien à vous reprocher, je n’ai jamais douté de votre envie de bien faire, d’éviter à Rascal de souffrir, alors même que les mauvaises nouvelles et les incertitudes s’accumulaient. J’ai peine à imaginer la violence que vous avez traversée.
Vous nous avez permis de sauver Rascal.
Merci.

Bien sincèrement,
Dr Sylvain Balteau

mercredi 19 janvier 2022

Des mains et un licol

Tôt ce matin, une voiture a heurté une jument. Je l’avais vaccinée la semaine dernière. C’est un client qui, passant par là peu après l’accident, m’a appelé. Il avait aussi appelé les gendarmes et les pompiers. Elle était blessée, dans le fossé.
Lorsque je suis arrivé, un peu tard sans doute, la DDE avait déjà sécurisé la zone avec les gendarmes. Je me suis garé en travers. Je suis passé, bien sûr. Le capot de la voiture en cause était plié, sans plus. Elle ne devait pas rouler très vite. De loin, j’ai vu les deux chevaux sur la route, je n’avais pas encore vu la troisième. Je me doutais bien de ceux dont il s’agissait, je m’étais d’ailleurs arrêté à la clinique pour prendre le numéro de téléphone de leur propriétaire. C’était inutile. Il était déjà là.
C’est l’image qui me reste ce soir. Ses mains tremblantes, cherchant comment enfiler son licol à son cheval. N’arrivant pas à le boucler. J’avais envie de l’aider, de stabiliser ses mains pour le guider, de le protéger, mais bien sûr, je n’en ai rien fait. Il regardait son licol et son cheval, pour ne pas voir le fossé, pour ne pas voir la jument. Les lèvres pincées pour ne pas pleurer. On ne pleure pas quand on est un ariégeois de 70 ans. Je ne sais pas comment je pourrais vous décrire ce vieux monsieur, son infinie fragilité, sa touchante douceur. Ses rides et ses cheveux blancs dans le petit matin, qui me frappèrent bien plus que la lumière des gyrophares ou la pauvre bête étendue dans le fossé, avec sa fracture ouverte.
Il savait très bien comment ça allait se terminer.
Le conducteur de la voiture était là, il est venu me voir directement, je le connais bien aussi. Un homme gentil, qui va faire des cauchemars pendant un bon moment, j’imagine. Il m’a raconté les chevaux qui avaient déboulé d’un chemin sans crier gare, le choc avant de comprendre.
Une bête histoire de chevaux qui se barrent et qui traversent la route au mauvais endroit, au mauvais moment.
J’ai vu, aussi, mon collègue qui discutait avec un pompier. C’est sa route, il allait à la clinique. J’avais une autre urgence qui m’attendait, alors je ne suis pas resté. Je lui ai laissé l’euthanasie. J’ai regardé la jument qui allait mourir, la jument que j’avais vaccinée quelques jours plus tôt, qui m’avait fouillé les poches à la recherche de bonbons. « Vous comprenez docteur, c’est une jument de vieux, elle est mal éduquée ! »
J’ai encore regardé le vieux monsieur, son licol et son cheval. La lumière brumeuse du petit matin. J’ai respiré l’odeur humide de la forêt qui nous entourait.
Je suis remonté dans ma voiture.
La jument est morte dans ses bras, sa tête sur ses genoux. Devant les pompiers, les gendarmes et les agents de la DDE, devant le gentil monsieur qui l’avait renversée.
Étrange, sincère, logique et touchante solidarité devant une page qui se tournait.

samedi 18 décembre 2021

La rage

Mes poings se serrent et se desserrent spasmodiquement. Mes jointures sont blanches, ma peau tendue sur mes mains sèches. Je serre les dents à m’en faire mal derrière mon masque, mes yeux plissés dans la semi-obscurité de la salle de radiographie. Sur la table j’entends la respiration douloureuse du vieux chien de chasse que je viens de condamner.
« Il est foutu, ce chien. »
J’ai laissé tomber les mots comme une sentence, les détachant en contenant la colère qui menace d’exploser. Je ne sais pas si l’homme m’a regardé, s’il était ému, s’il a bégayé, je ne l’ai pas regardé, je n’ai pas pu. Je lui aurais mis mon poing dans la gueule.
Alors j’ai serré les dents et j’ai senti la boule de colère dans mon estomac, la chaleur de la rage, la tension et l’exaltation de la violence, son appel à l’explosion, je l’ai resserrée tout au fond de moi et je suis sorti de la pièce. Le type a dit quelque chose, je ne sais pas quoi.
Ce chien a tellement mal que j’en ai pleuré lorsque je l’ai basculé sur la table de radiographie. Dans le couloir, je suis la trace des lourdes gouttes de sang qui se dirigent vers la porte d’entrée. Devant mes yeux danse l’image de la cuisse broyée, des muscles lacérés, de la flaque d’un rouge obscur qui s’étend lentement sous le corps encore hoquetant, de la radio et de l’os explosé en miettes juste au dessus du genou, des fragments de métal dans la plaie, de la trace de la balle.
Je suis sorti pour ne pas le frapper, je suis sorti pour aller chercher un cathéter, pour l’euthanasier. Lorsque je reviens dans le couloir, son maître vient d’entrer. Il me précède, guidé par l’ASV, jusque dans la salle d’imagerie, jusqu’à Fox sur sa table de mort. Le chasseur qui a tiré et celui qui l’a accompagné le regardent passer en silence, comme une haie dérisoire d’imbéciles bedonnants en treillis de camouflage et gilets fluo.
L’homme entre dans la pièce, je le connais depuis longtemps et c’est un de ses plus anciens chiens qui meurt aujourd’hui dans ma clinique, sous ma seringue. Parce que c’est moi qui vais devoir le tuer. Il n’y a aucune autre issue pour Fox et il le sait parfaitement quand je le lui explique. Il le tient dans ses bras lorsque je lui pose le cathéter et injecte, il le tient dans se bras et je crois que c’est ce geste qui me retient de hurler ma rage et ma colère, de frapper les meubles et les murs. Il n’y a que la porte du placard fermant à clef, celui où l’on range les euthanasiques, qui a pris pour tout le reste. Je l’ai peut-être abîmée.

La colère m’accompagne depuis mes plus anciens souvenirs. J’ai appris entre dix et vingt ans à la contrôler et à la canaliser. Le petit garçon a cessé de hurler sur les instituteurs injustes, il ne se bat plus avec les teignes de la classe, l’ado ne défie plus « les grands », jusqu’à se faire écraser un mégot sur le bras, le jeune homme ne cherche plus les imbéciles imbus d’eux-mêmes qui se dressent sur son chemin. Le véto de quarante ans a dompté sa colère, même si elle affleure parfois lorsqu’un estomac explose lors d’une chirurgie de torsion, lorsqu’un veau meurt juste après sa naissance, lorsque la mort, froide et injuste, défie ma compétence et mon implication. La colère est domptée mais elle me porte toujours lorsque je cherche un diagnostic, lorsque mon aiguille remet muscles et viscères en place, lorsque je serre l'animal qui meurt dans mes bras, lorsque j'embrasse ceux que j'aime, lorsque je fais l'amour. Ma rage est mon énergie de vie.

Mais bordel, je l’aurais bien défoncé, celui-là.

vendredi 10 septembre 2021

Des mondes : le dentiste utérin

Chapitre 1 : le poulinage

Chapitre 2 : le dentiste utérin

« Pourquoi tu ris ? »
Francesca est écroulée. A sa main, elle tient le combiné, qu’elle a écarté de son visage, et elle se cache derrière le comptoir en étouffant ses rires et en couvrant le micro. J’entends vaguement des mots qui sortent du téléphone, ceux d’une femme et une grosse voix masculine qui articule peu, sur un ton qui ne laisse guère de doutes : madame engueule monsieur, et monsieur, indigné, proteste.
Je regarde l’assistante d’un air perplexe. Elle semble attendre que les gens se calment, et je m’apprête à retourner en salle de consultation quand elle m’invite d’un geste à rester.
« Ne bougez pas, je vais sans doute avoir besoin de vous, se reprend-elle entre deux rires.
- Oui mais bon je ne vais pas passer trois heures à attendre qu’il se mettent d’accord. Que se passe-t-il ?
- C’est Mme Lathan qui est en train de passer un savon à Robert Calers, il y a un de ses chevaux qui a besoin de dentisterie et il ne comprend rien. »
Elle pouffe à nouveau.
Je m’impatiente en croisant les bras : si je dois aller râper des dents, qu’elle leur donne un rendez-vous ! « Et dis-lui qu’il faut de l’électricité ! » Je verrai bien sur place ! Moi je retourne en consultation.
Mais qu’est-ce qu’ils fichent ensemble, ces deux-là ?

Pas d'âneLa dentisterie équine, c’est un plaisir que je me suis offert il y a une dizaine d’années : une formation et du bon matériel pour proposer ces soins à ma clientèle. Les chevaux ont des dents à croissance continue, qu’ils usent toute leur vie en passant leurs journées à mâcher. Bien sûr, l’usure n’est pas toujours parfaite et régulière, surtout s’ils sont enfermés dans des boxes et ne mangent que quelques dizaines de minutes par jour. Là, on intervient avec une râpe pour limer les pointes ou les dents mal fichues. En ce qui me concerne, ne suivant presque que des chevaux de prés, je m’occupe surtout d’équidés très âgés qui perdent leurs dents. Ils ont besoin de soins à la fois plus lourds, car ce ne sont plus de simples irrégularités d’usure, et plus légers : les dents sont l’espérance de vie des équidés, quand elles sont complètement usées, ils ne peuvent plus manger. On râpe donc le moins possible.

Le lendemain en début d’après-midi, je vais devoir abandonner le vieux matou rouquin hospitalisé auquel je m’échine à prendre la tension artérielle : il ne cesse de tourner sur lui-même et de ronronner, il bouge sans cesse pour chercher les caresses et le brassard n’est vraiment pas conçu pour ça. Il va me falloir une trentaine de mesures pour en obtenir cinq exploitables. C’est ma tension qui va finir par exploser, je n’aime pas être en retard et je suis attendu à 10km de là pour voir les dents du cheval de Robert Calers, mais je ne peux pas m’énerver alors je prends sur moi et je compte les secondes en espérant que la machine me crachera une valeur utile avant que le chat ne se retourne brutalement sous mes caresses.
En plus, je vois bien que si je lui hurlais dessus, non seulement j’aurais l’air con, mais je n’aurais toujours aucune valeur valable.
Et en plus, il me toiserait d’un air méprisant.

Je quitte enfin la chatterie immaculée pour grimper dans mon monospace déglingué. J’ai la râpe, le pas-d’âne qui permet de maintenir la bouche du cheval ouverte, le sédatif pour éviter les crises de panique en entendant le moteur de la râpe, et la rallonge au cas où l’électricité serait un peu loin. Francesca a eu la présence d’esprit de rappeler M. Calers pour lui rappeler le rendez-vous et la nécessité d’avoir de l’électricité. « Et un seau d’eau ! » lui avais-je lancé en l’entendant lui expliquer comment les choses se passeraient.

Le ciel est gris acier et les gouttes s’écrasent sur mon pare-brise. Je me retiens de rouler trop vite : de toute façon, à cause du chat, je suis en retard. L’ancienne bergerie sera parfaite pour nous protéger de l’orage qui menace, mais il faudra courir vite entre la voiture et l’abri. Les averses succèdent aux accalmies et à voir Robert et Mme Lathan, ils n’ont pas eu de chance en allant chercher le cheval au pré. Ils sont littéralement trempés. D’un œil incrédule, je constate que l’incroyable chevelure de Mme Lathan n’a pas perdu de son volume. Quel poids pèse-t-elle sur ses épaules ? Ma calvitie, en tout cas, ne me protège pas des gouttes tandis que j’attrape le pas-d’âne et cours me réfugier dans la bergerie. Il y a de nombreuses gouttières sous ce toit, dont les tuiles n’ont pas du être réajustées depuis une décennie, mais l’espace où se trouve Mme Lathan et le cheval est épargné.
« J’ai branché la rallonge, je retourne chercher de l’eau ! » nous annonce Robert en démarrant sa bétaillère - un Saviem. Je jette un regard inquiet au gros câble jaune qui court au sol, en me demandant s’il est aussi vieux que la camionnette et si nous ne risquons rien avec toute cette eau. L’installation électrique de la bergerie a quand même l’air plus récente que le reste.
Mme Lathan rassure la jument. J’ai un doute : « Mais.. c’est celle du poulinage ? »
Elle hoche la tête et précise : Oui, vous avez vu comme elle est maigre ?
- C’était il y a quoi… 15 jours ?
- Oui, elle a beaucoup perdu depuis », me répond-elle de sa voix triste.
Je fronce les sourcils en caressant Brune et en commençant à lui mettre le pas-d’âne.
« Vous pensez qu’il y a autre chose ? J’ai mis les doigts dans sa bouche et j’ai senti de grosses pointes, alors, je me suis dit que…
- Oui, il doit y avoir autre chose, la coupé-je. Ses dents n’ont pas changé depuis le poulinage et elle n’était pas maigre. Je vérifie quand même, mais... »
La jument accepte sans trop de difficulté l’appareil barbare que je lui ai posé sur la tête : a-t-elle déjà porté un filet ? J’écarte les branches du pas-d’âne et force gentiment l’ouverture de sa bouche, puis je mets ma main, paume vers le haut, et explore ses mâchelières. Elle lève la tête. Heureusement, je suis grand. Dehors, une nouvelle averse démarre, couvrant le grondement lointain du tonnerre. « Vous ne devriez pas mettre la main dans une bouche de cheval sans protection, vous savez, c’est un coup à se faire broyer les doigts. Les pointes que vous avez senties sont sur les premières mâchelières, elles ne la gênent pas vraiment, elles seraient embêtantes si elle avait un mors en bouche. Il n’y a aucune surdent ni blessure de la langue ou des joues. Pour la mastication, ce n’est pas un souci. »
Je retire ma main puis ferme et retire le pas-d’âne, Mme Lathan a les sourcils froncés.
« Vous avez bien pris sa température ?
Elle hoche la tête : Matin et soir la première semaine, quand elle avait les antibiotiques, et j’ai encore vérifié hier. »
Mon thermomètre affiche 38,5°C. « C’est monté aujourd’hui. Elle a de la fièvre. » Je retourne chercher un gant sans plus me soucier de la pluie, et, malgré quelques mots gentils et une caresse, Brune fait un bond en avant lorsque je glisse ma main dans sa vulve. Mme Lathan la rassure en lui caressant la tête et en maintenant une tension constante sur la longe. Je remarque avec satisfaction que la jument n’a plus sa chaîne autour du cou. Je la caresse un peu, puis reprends mon exploration. J’entends le bruit de casserole du Saviem qui s’arrête, et je retire ma main, couverte d’un magma ignoble et malodorant.
« Je me suis trompée, alors, constate Mme Lathan d’un air déprimé.
- Les dents ne sont effectivement pas le problème. »
Robert rentre alors sous la bergerie, il porte un lourd seau d’eau. « J’ai du conduire doucement pour ne rien renverser, je m’excuse, hein. »
Je le rassure d’un geste, et puis j’explique : les dents, oui mais non, la métrite, et la suite. Je vais devoir faire un lavage utérin, avec un désinfectant. Nous allons avoir besoin d’un jerrican d’eau parfaitement propre, et cela va prendre du temps.

Robert et sa camionnette sont repartis. Mme Lathan ne dit rien tandis que j’explique le chantier. Je multiplie les aller-retours à la voiture où je retourne ma caisse à bordel avec ses cordes, le palan, les sondes en silicone – je prends la plus large – le matériel de secours (seringues, aiguilles, gants de fouille, chasuble). Où ai-je pu mettre ce fichu entonnoir ? Pas sous le T-shirt de secours, en tout cas. J’ai même retrouvé une épaisse paire de chaussettes. Dans le fond d’un de mes tiroirs, je mets la main sur un flacon de désinfectant caustique, bien caché sous un paquet de compresses. J’ai vraiment cru devoir retourner à la clinique en chercher un. L’entonnoir, finalement, était dans le tiroir des perfusions. Ce n’est vraiment pas le matos dont je me sers le plus. Des lavages utérins, je dois en faire un tous les deux ans. Et ça ne se termine pas toujours bien.
Finalement, le Saviem s’arrête à nouveau devant la bergerie. Robert ouvre sa portière, râle parce qu’il a oublié d’éteindre ses phares, remonte dans sa bétaillère, coupe leur lumière jaune, puis, l’air dubitatif, s’arrête devant son pare-brise et soulève l’un des essuie-glace, qui lui reste dans les mains. « J’ai quand même pas de chance avec les machines, je les touche, elles se cassent. »
Il contemple le balai cassé, minuscule bout de plastique et de métal perdu dans ses énormes paluches, et soupire un grand coup avant de m’apporter le jerrican. Le bidon est juste parfait. Je vérifie la dilution du désinfectant en m’énervant sur la notice, puis verse la moitié du flacon dans le jerrican, en rassurant Robert qui s’en sert pour son eau potable quand il est en estive. Non, il ne devra pas le jeter, oui, il faudra le rincer, non, il n’y aura pas de goût (enfin, je ne crois pas). Brune ne bouge pas. Robert veut que Mme Lathan l’attache à la barrière, Mme Lathan lui répond qu’elle la tiendra bien comme ça, mais Robert lui jette qu’elle n’y arrivera pas tandis que Mme Lathan lui réplique qu’elle tirerait au renard si elle l’attachait. Moi, je ne m’en mêle pas. Robert Calers bougonne. Je verse la moitié de l’eau du premier seau dans un second, puis j’en place un troisième sous le rebord du toit. Ça ira toujours plus vite qu’un aller-retour du Saviem.
Je coince l’entonnoir dans l’extrémité du tuyau, puis je glisse ma main gantée, luisante de lubrifiant, entre ses lèvres vulvaires. La sonde est cachée dans ma paume, et je l’enfonce le plus possible dans son utérus. Une fois qu’elle est en place, je soulève l’entonnoir de ma main gauche et demande à Robert de verser. L’eau est froide, il verse doucement et le désinfectant file par le tuyau jusque dans le vagin. Régulièrement, je lui fais signe de cesser, et lève le bras plus haut pour vider l’entonnoir. Je sens l’eau froide qui reflue du fond de l’utérus jusqu’à ma main, il est temps de vider. Je lâche la sonde et l’entonnoir au sol, et le liquide reflue et se déverse. Entré limpide, il ressort blanc sale et nauséabond, avec des fragments de fibrine ou de muqueuse. L’odeur est pestilentielle.
« Ah quand même ! commente Robert, l’air appréciateur. C’était bien pourri là-dedans ! »
Il jubile presque. C’est vrai qu’il y a un côté très satisfaisant à voir toute cette saleté s’écouler ainsi. Le flux se tarit, alors je reprends la sonde, rince l’entonnoir plein de poussière et de fragments de paille dans le seau, et lève à nouveau mon bras. Brune commence à s’impatienter, avec ma main dans son vagin. Elle avance un peu, recule, fait un pas de côté. Je prends garde à mes pieds, Robert hausse la voix : « Mais je t’avais dit de l’attacher cette jument !
- Elle bougerait tout autant.
- Qu’est-ce que tu es têtue ! »
Il verse à nouveau, et rapidement, le liquide froid remplit l’utérus jusqu’à revenir à ma main. Et je repose l’entonnoir au sol. Cette fois-ci, un gros fragment pourri bouche la sonde à l’entonnoir. Je retire donc ma main de la jument et démonte l’assemblage pour finir de le vider. Brune en profite pour s’échapper un peu plus loin dans le fond de la bergerie, avec Mme Lathan qui tente de ne pas se faire promener. Robert grommelle, je ne dis rien. De toute façon, elle bougerait. Une fois la sonde rincée, nous reprenons nos postes. La jument a bien compris mon manège et ses oreilles se rabattent en arrière tandis je m’approche, mais elle est trop gentille pour que je risque quoi que ce soit. Je remets ma main en place dans son vagin, ou plutôt, j’essaie, mais elle s’enfuit à nouveau. Cette fois, Mme Lathan l’attache au poteau. « Et fais bien deux tours ! » lui précise Robert.
Comme attendu, cela ne change pas grand-chose, la jument danse pour m’éviter, jusqu’à se retrouver coincée contre la lice. Mme Lathan a manqué se faire marcher dessus. Je reprends.
Le cycle se poursuit ainsi : remplissage, vidange, rinçage. A chaque fois, le liquide est pollué. Il y a quand même de moins en moins de fragments muqueux, et la jument bouge encore parfois un peu, mais sans conviction. Cela irait mieux si l’eau était moins froide. Je me rappelle encore de ce lavage utérin fait sur un coteau pyrénéen, nous avions puisé l’eau dans un ruisseau glacial descendu des sommets…

« Mais qu’est-ce que vous faites ? »

Romain, le fils de Robert, vient d’entrer dans la bergerie. Avec le bruit incessant de l’averse sur les tuiles et les tôles, nous ne l’avions pas entendu arriver. Je le regarde d’un air étonné : « Et bien, de la dentisterie ! Je lui rince le fond de la bouche avec le désinfectant. » Robert cligne des yeux, l’air presque indigné par la naïveté de son fils. Il précise même de son accent grasseyant : « Tu vois bien : je verse. » Je le situe mieux, maintenant : il a les tournures et les accents de Nougaro, avec une voix de basse. Je ne vois pas le visage de Mme Lathan, cachée par l’encolure de la jument. Romain nous regarde ébahi. Je lâche le tuyau, le liquide souillé s’écoule encore une fois. « C’est une sacrée métrite, surtout. Elle a démarré quelques jours après la fin des antibiotiques que je vous avais prescrits la dernière fois. Pas assez longtemps, ou pas assez puissants, je ne sais pas. On a bientôt fini, et puis on remettra d’autres antibios. »

La routine remplissage/vidange/rinçage reprend. Nous avons du changer de seau tant la poussière collée à l’entonnoir à chaque fois que je le dépose au sol a souillé le seau de rinçage. Il nous aura fallu une petite heure sans doute pour passer les 20 litres d’eau du jerrican, plus 10 litres supplémentaires. Il faudra peut-être recommencer dans quelques jours. Il faudra surtout que les antibios fassent mieux et que l’involution utérine s’achève.

Juste avant de partir, je laisse le flacon de désinfectant aux éleveurs, leur expliquant qu’il pourra leur servir sur une blessure de pieds de vache ou de brebis. Ne rien perdre. Je rédige l’ordonnance en discutant des suites avec eux. Je sais que dans les prochains jours, nous aurons Mme Lathan au téléphone, qui surveillera la température de la jument. Robert Calers râlera et se trompera en venant chercher les médicaments, rejetant la faute sur Mme Lathan. Romain nous signalera la persistance d’écoulements, puis Mme Lathan nous rappellera pour cela. Nous renouvellerons les antibiotiques, et nous referons un lavage. Je serai seul avec Romain, cette fois-là, et l’étrange couple me manquera, mais je ne manquerai pas de sourire en apercevant le balai d’essuie-glace abandonné dans un coin.

lundi 28 juin 2021

Des mondes : le poulinage

Chapitre 1 : le poulinage

Je profite de la trentaine de minutes qui séparent le moment où je dépose mes enfants à l’école de celui où la clinique ouvre ses portes. Une respiration avant la ruée, pour réveiller les ordinateurs et les analyseurs, pour jeter un coup d’œil aux animaux hospitalisés et préparer le planning de la journée. Mon téléphone, qui reçoit le transfert d’appels pour les urgences, ne s’arrête plus de sonner. Sur l’écran, je comptabilise déjà une quinzaine d’appels en absence : à cette heure-là, je ne réponds plus, mais cela donne le ton pour la journée. Une notification attire mon attention. Un message de 28 secondes, d’une personne qui a appelé deux fois : une urgence !
Vingt minutes plus tard, au lieu d’attaquer ma première consultation, je suis dans les collines, sur une route minuscule où sont stationn­és deux 4x4. Il y a une vieille maison en ruine dont le toit s’est effondré longtemps auparavant. Les chevaux ne s’y aventurent pas mais leur abreuvoir s’abrite contre un des murs de pierre jaune. Je regarde, à travers les fenêtres aux magnifiques pierres de taille, l’arbre qui s’élève en son cœur et dont la cime dépasse maintenant ses plus hauts murs de deux bons mètres.
Je vois un groupe de quatre personnes en contrebas dans le vallon, entourant une jument baie couchée sur le flanc, dont les membres s’écartent à chacune de ses poussées désespérées. L’un des hommes m’a vu et vient vers moi, pour m’ouvrir le passage. J’avance doucement dans le pré, ma voiture fendant les hautes et denses herbes de ce printemps bien avancé. C’est un matin de mai comme les autres. Le ciel a été lavé par les averses nocturnes et, si les prés sont détrempés, le soleil brille déjà haut dans le ciel. Un âne et deux chevaux me regardent d’un air curieux alors que je m’arrête tout près de la jument.
Il y a là l’éleveur, Romain, un grand brun d’une quarantaine d’années, qui laisse quelques prés à son père pour y « élever » des juments tandis qu’il gère l’exploitation toute proche, avec ses 70 blondes d’Aquitaine. Le père en question s’appelle Robert, c’est un de ces hommes de la montagne, né dans un de ces hameaux isolés des Pyrénées, qui a été berger, puis qui a acheté ces basses terres, ne retournant dans la montagne que pour les estives. Un type, pourtant pas si âgé que ça, qui est resté quelque part dans la première moitié du vingtième siècle, complètement dépassé par un monde qui ne l’a pas attendu. Il y a aussi un jeune homme que j’ai déjà aperçu à quelques reprises, je ne connais pas son prénom. Le fils d’un voisin, qui donne parfois un coup de main à Robert pour attraper ses chevaux. Et puis il y a Mme Lathan, reconnaissable de loin à son impressionnante chevelure. Elle est accroupie près de la jument. Je me demande un instant ce qu’elle fait là, même si elle habite à côté, je ne l’imagine pas fréquenter Robert… Elle vient de loin, du nord, elle est arrivée avec ses chevaux et leur consacre sa retraite.
Le jeune homme tourne en rond autour de nous, il ose à peine regarder. Mme Lathan caresse doucement une ganache de la jument, et me lance un regard triste. Romain attend les instructions tandis que Robert regarde sa jument qui se tord de douleur. Je remarque la chaîne qu’elle porte autour du cou.
Je lui demande son nom, il hésite. « Je l’appelle Brune ». Sa grosse voix enrouée enrobe chaque mot d’une lenteur qui amène les gens à le prendre pour un imbécile. J’ai déjà ouvert mon coffre, posé ma boite d’obstétrique au sol. J’ai enfilé une paire de gants, et j’explore le vagin de la jument baie. Romain m’informe que c’est son troisième poulain, d’un étalon comtois cette fois. Le dernier était d’un percheron et était né sans difficulté. Tous s’inquiètent d’avoir choisi un étalon de race lourde pour une jument de selle, mais je les rassure : la taille du père n’a que très peu d’influence sur la taille du poulain à la naissance. Non, le souci est que le poulain ne se présente pas bien : je ne sens qu’un pied, enveloppé d’un placenta qui se décroche déjà, la tête n’est pas là, et l’autre antérieur est replié, loin derrière.
Je prépare une seringue d’analgésiques que j’injecte immédiatement dans la jugulaire de la jument, prenant la place de Mme Lathan à la tête de Brune.
« Il va falloir la relever, ces anti-douleur vont l’aider. Le poulain est mal placé, je vais devoir le remettre en position pour qu’il sorte. Il est mort. On travaille pour sauver la jument. »
Le jeune se décompose et s’éloigne. Il était venu assister à une naissance. Mme Lathan a un sourire triste : « alors il n’y aura pas de poulain. »
Il n’y a jamais de poulain quand j’interviens. C’est toujours trop tard. Contrairement aux veaux, ils ne supportent presque jamais ces naissances difficiles. C’est bien simple : en bientôt vingt ans de métier, je n’ai que deux poulains vivants à mon actif. Je ne veux pas compter les morts.
La maman n’a besoin que de quelques encouragements pour se lever. Je demande à Romain de mettre son licol à Brune, et je l’entends batailler avec son père qui ne comprend pas pourquoi il faudrait lui réenfiler ça alors qu’elle a une chaîne autour du cou. Mme Lathan s’en mêle en aidant Romain à ouvrir correctement le licol. Robert a l’air d’une poule devant un couteau.
« Mais elle a sa chaîne ! Insiste-t-il
- Nous allons lui remettre le licol, énonce la voix très posée de Mme Lathan.
- Mais elle a sa chaîne !
- M. Calers ! On n’attache pas une chaîne au cou d’un cheval, mettez-lui ce licol avant qu’elle se barre à l’autre bout du pré ! » J’ai parlé très fort, j’ai presque crié. Les mains dans le vagin de la jument, j’ai autre chose à faire que gérer ces archaïsmes. Robert grommelle mais capitule.
Il y a quelques années, chez une autre voisine, alors que je vaccinais leurs chevaux, nous discutions de Robert, de ses ânes et de ses juments. J’avais vaguement esquivé leurs remarques acerbes d’un « il est heu… gentil » de connivence, en insistant bien sur le sens de « gentil ». La mère et ses deux filles m’avaient répondu d’un ton péremptoire. « Non, il n’est pas gentil. Il est idiot, et il est méchant. » Je m’étais tu. Il y a des mondes qui ne sont pas faits pour se rencontrer. J’ai beaucoup de mal à détester cet homme qui, vu d’aujourd’hui, maltraite pourtant un peu ses animaux : il appartient au passé et n’en a absolument pas conscience, il ne sera bientôt plus là. Encore un monde qui disparaît, un monde où l’animal était un outil et rien de plus, où la question de sa souffrance ne se posait pas vraiment, où les hommes ne se ménageaient pas plus qu’il ne ménageaient leurs bêtes, où on n’avait de toute façon pas le luxe de se poser ces questions.
J’enfile une chasuble de vêlage, ce grand sac en plastique vert doté de manche qui va peut-être protéger mes vêtements du sang et de la merde, je remets des gants que je tartine de lubrifiant, et j’aventure mon bras droit dans le vagin de la jument. Je remonte le long de la patte jusqu’à l’épaule. La tête est complètement encapuchonnée, le bout du nez du poulain dirigée vers le nombril de sa mère. L’autre antérieur est complètement replié. Mes explorations déclenchent un effort de poussée immédiat, je retire vivement mon bras. Mme Lathan est venue d’elle-même tenir la queue de la jument qui me fouette le visage. Je la remercie et lui demande d’essayer d’empêcher les crins de venir avec mon bras dans le vagin, ils pourraient couper la muqueuse. J’enlève à nouveau mes gants et prépare une nouvelle seringue. Un tocolytique, qui réduira peut-être un peu les poussées de la jument, mais qui m’aidera surtout à manipuler le poulain en « paralysant » les muscles utérins. L’utérus sera plus souple, cela me donnera plus de marge de manœuvre car j’ai très peu de place pour redresser la position du bébé…
Cette fois, je me mets vraiment au travail. Je ne suis là que depuis un quart d’heure et le plus difficile commence. Le jeune homme s’est planqué sous des arbres, non loin. Devant mes yeux, il y a le bleu du ciel, le vert de l’herbe, et les Pyrénées au sommets encore enneigés. Et Brune, qui, de toute sa puissance, essaie de m’expulser de son vagin avec son poulain. Je cherche la meilleure prise, j’alterne entre le bras droit et le gauche, j’essaie les deux, elle pousse, je me retourne un peu, je passe la main derrière les oreilles du poulain, sous son menton, les doigts à plat ou le poing fermé, je tire, je pousse, je soulève et j’abaisse, je tords et rien ne vient. Sa tête est immense et l’espace si réduit entre le plafond utérin et le plancher du bassin. D’autant qu’il ne faut pas abîmer la matrice, une déchirure la condamnerait presque certainement à mort. Alors j’ahane et j’y retourne, j’entends vaguement Robert commenter à Mme Lathan : « vous avez vu jusqu’où il met le bras, on en voit plus son épaule, il est pourtant grand. »
Et puis cette fois là je ne suis pas assez rapide. Elle pousse si fort que je ne peux retenir mes cris de douleur tandis qu’elle broie mon avant-bras entre son bassin et son poulain. Je finis par pouvoir retirer mon bras droit. Personne ne pipe mot.
J’y retourne.
Je n’y arriverai pas de cette façon là. Il faut que je le repousse, que je relève son menton en faisant reculer ses oreilles vers l’arrière, pas vers le haut. Avec une seule main c’est impossible, alors j’y mets les deux bras, je n’ai que la place de bouger mes poignets, toute la force ou presque devra venir d’eux, je passe ma main gauche sous son menton - pourvu qu’elle ne réagisse pas - j’attrape les oreilles avec la main droite, et je tire, et je pousse, je bascule, une rotation du menton vers la gauche, je dois faire vite avant qu’elle ne pousse, j’ai profité de son épuisement après une contraction particulièrement violente. Je mets enfin la tête à sa place, droit vers la sortie, elle pousse de toute ses forces en le sentant là et s’effondre au sol, je me jette à genoux et refoule le poulain, je dois l’empêcher de l’enclaver, il reste un antérieur à déplier, il ne peut pas passer dans cette position, mais il peut tout bloquer.
Elle ne se relèvera pas, maintenant, elle veut le sortir, elle préfère être couchée pour cela. Elle pousse de toute ses forces contre les miennes, mais ma prise est meilleure. Les pieds et les genoux campés dans l’herbe, j’empêche le poulain d’avancer.
« Attrapez-moi l’aiguillon ! »
Le jeune homme a disparu. Mme Lathan semble désemparée. Curieux, l’âne s’est approché et m’observe attentivement. Les deux autres chevaux, tout aussi bruns que celle-ci, broutent derrière les arbres. Romain va dans mon coffre et saisit la « pile », puis la tend à Robert. L’aiguillon, c’est un outil qui envoie une décharge électrique quand on le presse contre la peau de l’animal. Tout véto s’en est pris un coup pendant ses études quand un abruti de quatrième année décidait de lui faire « une blague » dans les étables du service de bovine de l’école. Très con, mais très instructif : ça fait mal. Ça fait mal mais je n’ai pas le choix, j’essaie de guider Romain qui tient la longe de la jument, et Robert qui pique avec l’aiguillon. La jument sursaute mais ne se lève pas. Je l’encourage à repiquer, « plus loin de la colonne ! Sur la cuisse ! »
« Il faut la tirer devant ! » crie Robert. Il a raison, Robert. Je prends la pile, la jument est affolée, Robert aide Romain et de deux brèves décharges, nous relevons Brune. Je jette l’aiguillon et m’engouffre à nouveau dans son vagin, je repousse le poulain avant qu’elle ne se ressaisisse et pousse encore, ou qu’elle décide de se recoucher. On en peut pas manipuler un poulain dans une mère couchée. Je saisis l’antérieur et le déplie, ce sera bien plus facile que la tête, il ne me faut que deux essais pour amener le sabot à la vulve.
Cette fois Brune va pouvoir pousser.
La jument est campée, elle force et le poulain commence à sortir, mais elle est épuisée, alors je prends mes cordes de vêlage que je noue juste au-dessus des boulets du bébé. Robert reste à la tête de la jument, et avec Romain, je pèse de tout mon poids, vers l’arrière et vers le bas, vers l’arrière et vers le bas, vers l’arrière et vers le bas. Vers l’arrière, et vers le bas.
Vers le bas.
Vers le bas.
Nous sommes presque couchés au sol.
La cage thoracique passe, le bassin glisse à son tour, et le poulain mort choit, enveloppé par son placenta. Personne ne prononce un mot.
Je n’ai plus mes gants depuis longtemps, je me tartine les mains de bétadine gel, et je me retourne vers Brune. J’enfonce tout doucement mon bras droit dans son vagin, caresse la muqueuse utérine, je cherche les lacérations et les déchirures, je découvre un bout de placenta, non, deux bouts de placenta au fond de la corne gauche, je saisis l’extrémité libre du plus grand et commence doucement à le vriller, en tirant dessus avec lenteur et fermeté. D’un mouvement continu et régulier, pour ne surtout pas le déchirer. Une rétention placentaire chez une jument, ce sont les complications assurées. Au bout de trois minutes, je jette les fragments au sol. Je retourne explorer la muqueuse de la pulpe des doigts, toujours sans gants, pour déceler la moindre irrégularité. C’est terminé.
Il ne reste plus qu’à passer à la clinique chercher un antibiotique et un sérum antitétanique, car bien sûr Brune n’est pas vaccinée.
Elle devrait vivre.
Romain me remercie. Mme Lathan me félicite. Robert est affairé à nouer des cordes aux pattes du poulain mort. Le jeune homme ? Il a disparu. L’âne est reparti brouter.

vendredi 12 mars 2021

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Elle avait posé son cocker sur la table et son beau manteau sur le dossier d’une de mes chaises en plastique. Tandis que je me concentrais sur la jeune chienne, qui hésitait entre bondir et se laisser amadouer, elle regardait le poster défraîchi au mur, le matériel bien rangé sur la paillasse et ma blouse bien propre. Je caressais Azul sans lui prêter attention, transformant l’air de rien mes caresses en palpations investigatrices. J’entendais, dans ce silence des débuts de consultation, la grosse voix de M. Baup à travers la porte de la salle de consultation, venu demander des conseils pour une de ses génisses.

Dans sa cote verte, il me regardait préparer ma tenue de combat. Pantalon en plastique façon ciré, bottes, gants de fouille, dispositifs intra-utérins, pistolet, gel lubrifiant. Je m’apprêtais à passer derrière les vaches laitières pour le suivi mensuel de repro, et le racleur à lisier était en panne. L’éleveur avait bien tenté de pailler par-dessus, mais peine perdue. La première vache qui prendrait peur pédalerait sur le béton pour s’éloigner de nous… et nous crépirait. Les suivantes aussi d’ailleurs. Il faudrait fermer la bouche pour ne pas en avaler.

Il était entré à la traîne, car Bulle s’était déjà jeté sur moi, pattes en avant, langue en vrac, bien décidé à me rouler la pelle du siècle. Je l’avais attiré dans la salle de consultation en m’accroupissant et en tapant dans mes mains d’un air encourageant, il avait saisi l’appel au jeu d’un bond. Seul mon masque m’avait protégé de l’affection torride de ce pitbull. A moitié désolé, à moitié mort de rire, son maître l’avait ramené à lui en tirant sur sa laisse.

Le silence était sans doute trop pesant. Nous étions assis chacun d’un côté de la table de consultation, lui sur un tabouret, moi sur le fauteuil que j’avais fait rouler jusque là. Sanah gisait sur le flanc, la respiration très calme, désormais incapable de marcher seule. Ses yeux blanchis guettaient nos mains, nos caresses, ses oreilles frémissaient à nos mots, surtout à ceux de son maître. A cette voix qui les liait depuis plus de quinze ans déjà. M. Lisos essayait de ne pas pleurer, mais je voyais les taches sur son masque. Il se demandait visiblement s’il pouvait l’enlever pour se moucher, alors, sans un mot, je lui tendis une feuille de papier essuie-tout. Il se détourna vers la fenêtre tandis que ma main restait sur Sanah, que mes doigts jouaient dans sa fourrure. Médusé, il regarda passer un vieux monsieur avec une agnelle dans les bras. Il sourit.

M. Garbet avait été l’un des piliers du canton, peut-être du département. Il y a quelques années, il m’avait raconté la création des premières coopératives, les syndicats, les tracteurs soviétiques, les réunions à Paris. Moi, je ne l’avais connu que dans sa vieille étable, avec sa fourche et sa brouette. Un voisin m’avait glissé que son frère était mort d’avoir trop travaillé à sa place, « pendant qu’il faisait le communiste ». Un de ses veaux agonisait au milieu du couloir, pris de sortes de convulsions. Pour meubler, alors que nous attendions que passe la perfusion que je venais de poser, pour une fois, ce fut lui qui me posa des questions.

Elle ne devait pas avoir plus de 14 ans. Son père était resté dans la salle d’attente, la poussant gentiment dans le dos. Extrêmement timide, elle avait posé sa boîte à chaussure sur la table et ôté le couvercle percé de quelques trous grossiers. Elle n’avait pas prononcé un mot, à peine peut-être un « bonjour » étranglé que je lui avais rendu avec un sourire des yeux. J’avais pris son lapin sur mes genoux en me calant dans mon fauteuil, rassurant Oberyn avec juste ce qu’il fallait de douceur et de fermeté. Au fil de mes questions sur l’alimentation et le mode de vie de son premier animal, elle s’était détendue. Je ne me suis jamais trouvé très impressionnant, mais il y a tout un decorum, et même un rituel, dans une clinique vétérinaire.

Appuyés sur la barrière, nous regardions les deux porcs qui se levaient et venaient nous voir. Le groin inquisiteurs, ils exploraient mes mains et mon pantalon, et calculaient sans doute la probabilité d’avoir à manger, ou, à défaut, des gratouilles derrière les oreilles. Je n’ai jamais été très à l’aise avec les cochons, c’est une espèce que je connais mal, je lis avec difficulté leurs réactions, mais ceux-là m’inspiraient confiance. Deux beaux bébés de 120kg dans un petit parc parfaitement propre et paillé, mais avec d’invraisemblables pustules sur l’intégralité du corps. Qu’est-ce que c’était encore que ce machin ?

J’étais resté assis sur mon fauteuil, derrière le petit bureau de ma salle de consultation, et l’avait invitée à ouvrir la caisse de transport de son chat, tandis que je remplissais sa fiche. Le jeune animal sortit tout d’abord timidement, puis se décida à partir en exploration. Il commença par renifler avec circonspection les pieds de la table, puis avisa mes genoux. Un instant plus tard, il se frottait à moi en posant ses pattes sur mon clavier, tout en ronronnant comme un vieux moteur. Encore un dont je ne risquais pas d’entendre le cœur.

Il m’attendait, fier comme Artaban. Je ne pus m’empêcher de lui faire la réflexion, puisque c’était le nom de son étalon. Il était beau comme une photo de ces anciens comices, tenant le gigantesque comtois par la couette, cette espèce de dreadlock formée dans la crinière et utilisée pour conduire les chevaux sans leur mettre le licou, juste en posant la main sur leur encolure. Le gigantesque animal me toisait paisiblement, les arses bombées, l’encolure à peine encapuchonnée, les naseaux frémissants, tandis que son petit propriétaire semblait porté par la splendeur de son cheval. Derrière eux, tranchant entre le vert du pâturage et le bleu du ciel, il y avait les Pyrénées et leurs dernières neiges, quand elles hésitent encore entre le vert des première feuilles, le noir des roches et le blanc des glaces. Et moi qui n’avais à la main qu’un flacon de vaccin au lieu d’un appareil photo !

Il parlait à sa génisse tout en l’arrimant fermement, mais avec douceur, à la barre de métal délimitant l’auge. Je n’avais qu’une seule injection à lui faire mais la jeune bête n’était pas habituée à ce genre de traitement. Je ne pipais mot, me concentrant pour faire l’injection vite, mais aussi le plus doucement possible. Introduire l’aiguille très lentement, pour ne pas qu’elle surréagisse, bien maintenir le contact avec son cou. Il lui parlait pour l’apaiser et ses mots auraient pu n’avoir aucun sens, mais il commentait ma façon de travailler, appréciant ma douceur avec sa bête. « Tu vois, il aime les vaches, lui. »

Le mail était arrivé via l’adresse du blog. Il sentait les questions recommandées aux lycéens par leurs professeurs. « Posez des questions à un professionnel du métier que vous envisagez de faire, voici une liste de propositions. » Je soupirais franchement. Cela prendrait des heures de répondre correctement à tout cela, et il y avait déjà plein d’éléments sur le blog. Alors je proposais : « si vous ne deviez garder qu’une question, laquelle serait-ce ? »

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Pourquoi êtes-vous vétérinaire « mixte » ?

Je crois n’avoir jamais donné la réponse attendue. Chacun me voit travailler avec son animal, et dans l’immense majorité des cas, parce que je suis calme et que j’aime ce contact avec mes patients, apprécie ma façon d’interagir. Et se dit que vraiment, j’aime les chiens/chats/chevaux/lapins/vaches/moutons/ratons-laveurs… Chacun en déduit que c’est son animal que je préfère soigner. Et à chaque fois, ma réponse surprend.

Si j’avais préféré les chats, ou les chiens, je serais dans une ville, sans doute de taille moyenne. Je n’assurerais sans doute plus mes urgences, profitant plus sereinement de ma vie personnelle le soir et les week-ends. Je ferais sans doute plus de médecine complexe, quoi que je sois déjà pas mal servi, et aucune vache ne me crépirait de lisier, aucun cheval n’essaierait de m’écraser contre un mur, et je n’aurais pas à me poser des questions compliquées mêlant santé, bien-être animal, revenu de l’éleveur et santé publique.

Si j’avais préféré les chevaux, j’aurais poursuivi mon projet initial lorsque j’étais entré à l’école vétérinaire, et... je me demande bien où je serais aujourd’hui. J’imagine que j’aurais pu être vétérinaire dans une grosse structure, spécialisé dans les boiteries des chevaux de sport. Allez savoir.

Si mon intuition initiale s’était confirmée, je serais resté dans la région d’élevage où l’on m’a formé à l’obstétrique et à la médecine bovine. J’aurais été, je crois, très impliqué dans des organismes techniques et sanitaires. Passionné par les interactions complexes qui font la réussite – ou l’échec – d’un élevage, amoureux, en quelque sorte, de ces gens qui consacrent leur vie à ce paradoxe : élever des bêtes qu’ils apprécient, en sachant très bien leur destination finale. Et nourrir les gens.

Mais aucun de ces projets ne m’a suffi, et les années l’ont confirmé : ce que j’aime, c’est l’infinie variété des situations professionnelles que je rencontre. Même la gestion de ma « petite » clinique. Passer du cochon d’Inde au taureau, du cheval en colique à la broncho-pneumonie d’un chien, d’une virose féline à la préparation d’un audit d’élevage laitier.

Ce que j’aime, c’est l’humain à travers l’animal, cette rencontre qui montre le meilleur, et le pire.

Ce que j’aime, c’est l’animal qui révèle l’humanité.

jeudi 10 septembre 2020

Ce dont j'avais besoin

C’était la dernière chose dont j’avais besoin. Au volant de mon monospace, je regarde les platanes sans les voir, je file le long des routes, je file… la journée a été éprouvante. Une charge de travail normale, jusqu’à ce que mon associé se retrouve coincé avec des chiens de chasse à suturer et, moi, avec toutes nos consultations à gérer tout seul. La matinée avait été du même tonneau, cette fois c’était moi qui avait géré une urgence qui avait tout décalé. Une ASV en vacances, donc plus de travail, là aussi.
Et à 18h45, d’un air désolé, mon assistante avait passé la tête par la porte alors que je finissais une insémination artificielle : « Sylvain, il y a un vêlage au GAEC Cazeaux, une torsion, d’après l’ancien. »
A l’intérieur, je m’étais effondré. J’avais réussi à tenir jusque là en imaginant la quille à 19h00, le retour à la maison, le calme, pas d’astreinte, le repos le lendemain. J’avais souri, sans doute un peu crispé, je m’étais excusé auprès de la propriétaire de la chienne, qui n’avait plus besoin de moi, et j’étais parti, après un coup d’œil mécanique sur ma boîte de vêlage.
J’appréhendais d’autant plus ce vêlage que la nuit précédente, j’avais réussi à me faire une contracture d’enfer dans le dos et le cou. L’ibuprofène m’aidait à tenir, mais : réduire une torsion sur une de ces blondes de 600 à 700kg ? Sans finir de me fracasser le dos ?
Je file le long des routes, et, enfin, je monte le petit chemin qui permet d’accéder à la stabulation. C’est une grande exploitation, le GAEC Cazeaux. Familiale. Alors que j’arrive au carrefour entre les bâtiments, je vois l’ancien, avec sa casquette et son éternel bleu de travail, pointer du doigt la vieille étable et la petite stabulation qui y est adossée, à ma droite. J’évite le border débile qui essaie de manger mes pneus (et parfois mes mollets), et je gare ma voiture le long des barrières.
M. Cazeaux l’ancien s’approche derrière moi alors que je chausse mes bottes en surveillant le border d’un air mauvais. En enfilant ma chasuble de vêlage, je me déshabille, dans le même temps, de tout ce qui occupait mon esprit à la clinique. Le trajet et ses platanes, sans doute, m’y ont aidé. Je suis ici, et maintenant, devant la vieille stabulation, et il y a cette blonde, coincée entre deux barrières, qui me regarde paisiblement. Au sol, je vois les morceaux de scotch orange qui maintenaient le capteur de vêlage attaché à la queue de la vache. Sans doute l’invention qui a sauvé le plus de veaux ces trente dernières années, cette petite machine envoie une alerte à l’éleveur lorsque la mise-bas est imminente.
Je pose ma boîte de vêlage et le flacon de gel dans la paille, passe mes gants, les enduits de fluide visqueux. C’est un grand gabarit, cette blonde. Une vache à son deuxième vêlage, comme me l’apprend M. Cazeaux à qui je pose la question. J’avais craint une génisse, et donc une quasi-certitude de césarienne dans cet élevage. A tout prendre, si cette journée doit se finir sur de l’obstétrique, j’aime autant que ce soit sur un corps à corps plutôt que sur une chirurgie.
Il est 19h00 et le soleil descend doucement. J’admire le vallon, le ciel encore bleu, je profite de la température, idéale, et du parfum de la vache et de la paille. Des chatons jouent dans le matériel agricole désaffecté empilé sous une remise. La vulve de la vache ne me semble pas très dilatée, bien que les ligaments soient idéalement relâchés. Elle est parfaitement propre. Elle n’a fait aucun effort d’expulsion depuis que je suis arrivé. La main bien à plat, j’écarte les lèvres vulvaires et explore le vagin. Très sec. Elle n’a même pas expulsé un peu de liquide. Je laisse ma main suivre la courbure du vagin en enfonçant mon bras, et mon pouce suit la torsion. Anti-horaire, comme d’habitude. Un peu désemparé, je ne sens pas le col du tout.
« C’est bien une torsion. Un demi-tour je suppose. Je ne trouve pas le col, précisé-je.
- Une torsion, je m’en doutais, de toute façon, cette vache, elle aurait du le vêler toute seule. »
En attrapant d’un geste machinal la visière de sa casquette, l’ancien a choisi ses mots, il est prudent : comme toujours. Mais je sais très bien que s’il a dit que c’était une torsion, c’est que ce serait une torsion.
De façon plus vigoureuse, je palpe le cul-de-sac vaginal. Où se cache ce foutu col ? Il n’est sans doute presque pas ouvert, et je commence à craindre à nouveau la césarienne. Si je ne peux pas passer le col, je ne pourrai pas réduire la torsion. Et puis, à force de fouiller – dans l’indifférence la plus totale de la vache qui ne me gratifie même pas d’un effort de poussée – je finis par passer. Ma main gantée s’égare dans le bouchon muqueux puis le gel amniotique. Je ressors mon bras droit, contemple les glaires vaguement hémorragique, puis explore avec ma main gauche. Pas mieux. J’y retourne avec la droite. Au bout du chemin, je vois la voiture de Séverine Cazeaux qui se gare. Cazeaux la jeune, en short et en t-shirt, avec ses bottes courtes et les jambes maculées de bouse : elle n’a pas 25 ans et elle fait déjà l’essentiel du boulot dans cette exploitation. Aujourd’hui, c’est elle, l’éleveuse. Son père préfère les tracteurs.
Le border débile la suit comme son ombre.
J’ai repassé le col et j’explore, je m’enfonce, l’angle de ma mâchoire se colle contre l’anus de la vache tandis que son vagin engloutit mon épaule. Pourvu qu’il ne lui prenne pas l’envie de pousser et de remplir mon col de merde.
« Alors ? s’enquiert-elle ?
- C’est une torsion, lui répond son grand-père.
- Tu l’avais dit !
- Je n’y comprenais rien quand je mettais la main !
- Quand vous n’y comprenez rien, c’est que c’est une torsion, vous le savez très bien, souris-je.
- C’est vrai, me répond l’ancien avec un sourire en coin. C’est vrai. Et je n’ai pas votre longueur de bras ! »
Oui, je suis grand, et c’est ce qui va sauver le corps à corps que j’espère. Le veau est extrêmement profond, il est complètement à l’envers, sa tête posée en bas du ventre, au niveau du pis. Si j’étais un peu plus petit, je ne pourrais que me résigner à la césarienne, dans cette configuration. Et malgré ma taille, je vais avoir besoin qu’elle m’aide : le veau est trop loin. Alors je ressors mon bras de la vache, et je place mes deux avant-bras dans son vagin. Puis j’écarte. La réaction est immédiate : elle pousse, projetant un flot de bouse. J’inspire un grand coup : je suis à ma place, ici, dans le calme de cette stabulation, avec le grand-père et la petite-fille. Les deux bottes calées dans la paille, les bras dans ce vagin, avec ces chatons qui jouent et les autres vaches qui regardent, curieuses ou inquiètes, en cette parfaite soirée de fin d’été.
Plusieurs fois, je répète le mouvement. A chaque fois, elle pousse, elle expulse même un peu de liquide. Alors je retourne dans ses profondeurs, et, satisfait, pose enfin la main sur l’oreille et le cou du veau. Cette fois, je vais avoir de quoi pousser. Je tente une première fois : mon effort est vain. Je change de bras. Peut-être que j’aurai plus de force avec le gauche, en me servant de mon dos ? Je dois pousser dans le sens horaire, un demi-tour, pour réduire la torsion. Le veau doit peser une cinquantaine de kg, il doit y avoir autant de liquide là-dedans. Je recommence avec le bras droit. Mon poignet ne tiendra pas la force que j’applique, je sens la douleur venir. Alors je ferme le poing et je m’enfonce encore un peu plus. M’appuie sur l’angle de sa mâchoire. Change de bras à nouveau. La vache se dandine inconfortablement. Le veau n’a pas encore bougé mais je sens que je tiens le bon bout. Je remets mon bras droit, cette fois je sens comment forcer. J’entame une longue, très longue poussée, poing serré, pour remonter la tête du veau à sa place. Tout en puissance et en lenteur, ça va venir, je veux que ça vienne, je ne veux pas opérer. Alors je pousse et j’oublie l’ancien et la jeune, les chatons et la vache, je force, elle force aussi, maintenant, et ça peut m’aider, et se tortille et se dandine, le mouvement commence, cette lente bascule : l’utérus tourne. La chaussette vrillée se détord et la tête du veau est désormais au zénith.
Je recommence à bavarder avec les Cazeaux, la suite n’est plus qu’une question de patience. Même si la vulve est peu dilatée et le col, pas du tout, je sais qu’elle va très vite se préparer si je l’aide. Tout en douceur, je déroule les membres antérieurs du veau dans le vagin, et je stimule les poussées de la vache en écartant les avant-bras. Séverine Cazeaux s’étonne du temps que prend le vêlage. Il ne s’est pourtant pas passé 15 minutes. Son grand-père rigole.
« Tout va pourtant très vite, dis-je. Ce n’est pas une course de vitesse, un vêlage. Il a bien le temps de sortir, celui-là. Je pourrais même m’en aller, en fait : elle n’a plus besoin de moi.
- Ah non, hein, vous ne partez pas ! Boudu, si mon père était là, il serait fou de vous voir comme ça, à ne rien faire derrière elle, à attendre !
- C’est ce qui est le plus difficile, en médecine, de ne rien faire. »
Je souris mais je suis très sérieux. Elle a raison. Son père trépignerait, il aurait peur que le veau meurt, il veut de l’action, même s’il déteste le sang et les chirurgies. Rien de pire, pour lui, que d’être spectateur.
Il arrive, d’ailleurs, son père, je vois sa voiture sur la route, loin, là-bas entre les platanes, au fond du vallon.
Moi, je masse le col, je maintiens les antérieurs dans le passage, j’essaie de garder la tête dans l’axe. Quand sa mère pousse, elle ne peut passer le col, pas encore assez dilaté, et part sur le côté. Alors, je retourne la chercher. Mes épaules sont couvertes de bouse, mais je ne crois pas en avoir dans le cou ou sous la chasuble.
Petit à petit, le col s’efface. Le veau est gros, mais il passera sans difficulté le bassin de sa mère. La jeune rigole : « mon père arrive, je vais mettre le palan en place, sinon il ne va pas comprendre.
- OK, je vais prendre un air affairé ! »
Il arrive et il voit que nous sourions. Devine-t-il que nous sommes en train de le chambrer ?
« Aaah, M. Balteau, alors, ce veau ?
- Il arrive, il arrive ! »
Je ris.
Je ris et j’amène les onglons à l’orée de la vulve. De la nature, comme disent certains. Je vérifie : la tête a passé le col, mais il serait ambitieux de tirer tout de suite. Laissons-la se dilater encore un peu. Juste cinq minutes. Quelle heure peut-il être ? J’ai perdu le compte.
Elle me passe les cordes de vêlage, je les place soigneusement sur les pattes du veau. Ma prise est meilleure, je tire un peu.
J’annonce : « Si vous ne voulez pas avoir mis ce palan pour rien, il va falloir se dépêcher de tirer ou je le sors tout seul avec sa mère ! »
Alors elle attache les cordes au crochet, et tire sur le palan. Le veau vient, doucement, je n’entends aucun bruit de déchirure dans le vagin, il avance, avec une lente fluidité, et je le réceptionne pour amortir sa chute. Immédiatement, il secoue la tête et la relève.
Dans dix minutes, il sera debout.
Il est 19h45.
Ça va drôlement vite, un vêlage.
Et c’était exactement ce dont j’avais besoin pour finir cette journée, mais... je ne le savais pas.

P'tite blonde

vendredi 3 juillet 2020

Mes piliers

J’écris ceci le 23 juin 2020. Trois mois ont passé depuis le début du confinement du pays, un et demi depuis sa fin. La pandémie continue de s’étendre et nous ne pouvons toujours pas imaginer son impact sur nos sociétés.
A notre tout petit niveau, tout semble passer si vite ! Qui se souvient encore de l’élan de solidarité des professionnels de santé face au cafouillage des masques ? De la réactivité de l’Ordre ? Du chômage partiel, de l’incertitude ? Qui se rappelle qu’il y a quelques semaines seulement nous nous demandions quelle case faire cocher sur un papier pour que nos clients puissent nous amener leurs animaux ?
Je suis déjà passé à autre chose. A une espèce de course d’endurance à l’étouffée, un masque sur le visage, un distributeur de solution hydro-alcoolique sous la main. Cela fait déjà plus de trois mois que la porte de notre clinique est fermée et que nos ASV courent l’ouvrir à chaque fois qu’on sonne. Nous nous habituons et les interrogations d’hier semblent dérisoires, vues d’aujourd’hui. Elles étaient invraisemblables, avant. Nous n’avons aucune idée des questions qui se poseront demain. Le monde improvise, et nous avec.
Finalement, l’importante charge de travail dans ma clinique me permet de recoller au quotidien. Au risque de m’y noyer et de perdre le reste de vue. Mais je ne peux pas me permettre d’être étourdi par les chiffres de la pandémie, par la situation politique en France ou aux Etats-Unis ou par la disparition du permafrost alors que les consultations se succèdent à un rythme frénétique et que je dois jongler entre un chat diabétique, un lapereau à vacciner et un cheval à l’œsophage bouché. On a besoin de moi ici et maintenant. A la clinique, et à la maison.
Ici, et maintenant. Mais où seront ici et maintenant, dans quelques mois ?
Quelles seront mes solutions pour ne pas perdre pied ? Et les vôtres ? Celles de ma profession, celles de l’univers que je peux appréhender, sur lequel je peux agir ? J’ai besoin de piliers sur lesquels m’appuyer. Nous en avons tous besoin.
J’ai besoin de la science, qui fonde ma pratique professionnelle. Qui est là pour m’expliquer le monde dans lequel je vis et doit me permettre de dépasser mes biais et mes croyances.
J’ai besoin des relations humaines qui fondent mon exercice quotidien. Je ne suis pas vétérinaire pour soigner les animaux, mais pour soigner des animaux qui vivent avec des humains. L’animal de compagnie comme de rente se définissent par leur lien à l’humanité. C’est dans cet espace, dans le regard et les mots du « maître », que je touche l’humain et que l’humain me touche.
J’ai besoin d’avoir les pieds dans la bouse et la tête dans les défis sanitaires et éthiques de l’élevage pour redevenir concret et utile à la société.
J’ai besoin, enfin, du regard confiant d’un chien, d’un chat sur mes genoux, du souffle d’un cheval dans mon cou, d’un veau qui m’asperge de liquide amniotique. Parce que mon monde n’est pas qu’humain, parce que c’est là que se trouve et se trouvera toujours mon ici et maintenant.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1862 du 3 juillet 2020

vendredi 26 juin 2020

Les temps qui changent

DSC_4033.JPGA chaque semaine qui passe, tout semble vouloir nous ramener vers la « normale ». Pourtant, les masques, les distributeurs de SHA et les gestes barrière persistent. Pourtant, malgré nos envies de regarder ailleurs, les nouvelles alarmantes continuent d’affluer. Ici, la deuxième vague menace, tandis qu’ailleurs, la première n’en finit pas de submerger les pays les plus pauvres ou les plus riches.
Il faut pourtant bien, à l’échelle de notre clinique, commencer à tirer des bilans. Nous, nous ne sommes pas très sûrs de vouloir retourner à la situation antérieure. L’organisation de crise a souligné certaines de nos forces et de nos faiblesses, et a soulevé d’autres aspirations, aussi.
Nous avons moins travaillé, nous sommes restés chez nous, nous nous sommes occupés de nos enfants… et nous avons aimé ça.
Nous avons allongé les créneaux de consultations (pourtant déjà longs chez nous, systématiquement une demi-heure), pour que personne ne se croise, nous avons pris plus de temps avec nos clients et leurs animaux… et nous avons aimé ça.
Nous avons envoyé promener la prophylaxie et l’administratif paperassier... et nous avons aimé ça.
Nous avons même cessé de payer impôts, URSSAF et CARPV, et vous savez quoi ? Nous avons aimé ça.
Bon, pour ce dernier point, nous sommes déjà revenus à la situation antérieure. Mais pour le reste, nous nous posons des questions, car le reste, c’est tout simplement l’usage de notre temps, la seule unité de valeur qui compte vraiment. Notre temps professionnel comme notre temps personnel. Celui que nous consacrons à nos clients et à nos patients. Celui que nous consacrons à nos amis et à nos familles. Nous excellons dans l’urgence, mais nous en avons assez de ne pas pouvoir prendre de recul. Nous sommes des généralistes et notre point fort n’est pas notre compétence, mais l’attention que nous portons à ceux que nous soignons. Nous ne sommes pas les meilleurs des vétérinaires, mais nous sommes là pour nos patients et leurs propriétaires. Vraiment là, je veux dire. Nous prenons le temps. C’est ce que nous devons nous rappeler, et valoriser. Pour le faire, nous avons donc besoin de temps. Pour le faire, nous avons besoin de ne pas être débordés, nous avons besoin, aussi, d’équilibrer vie professionnelle et vie privée. Alors ? Se réorganiser ? Embaucher ? Vétérinaire, ou ASV ? Avec quel argent ? Et avons-nous vraiment envie de faire grossir notre effectif ? Ou alors, faut-il trier ? Refuser des clients ? Est-ce cela, le véritable luxe pour bien travailler ? Mais est-ce crédible au quotidien ? Nous sommes là pour soigner !
Nous n’avons pas encore les réponses, mais nous avons au moins les questions. Le COVID-19 nous aura rappelé qu’elles existaient. Que nous pouvons mieux travailler, que c’est sans doute celui-là, notre défi de vétérinaires en milieu de carrière. Ne pas nous endormir, ne pas céder à la facilité et à la routine, ou pire encore, à l’amertume à force de nous sentir impuissants, car débordés. Ne pas non plus nous laisser envahir par notre métier, au risque d’oublier qu’à trop en faire, nous mettons en danger aussi bien nos patients que nos familles. Il va nous falloir soigner nos priorités.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1861 du 26 juin 2020

vendredi 19 juin 2020

Et la science, dans tout ça ?

DSC_4031b.JPGCertains ont annoncé, dès les premières rodomontades du Pr Raoult, que la science serait la grande perdante de cette épidémie de COVID-19. Je ne sais qu’en penser. Je crois qu’on peut faire une longue liste des grands et petits perdants de cette épidémie. En ce qui concerne la science…
Les relations entre science et médecine, ou médecine vétérinaire, me paraissent très compliquées. Très incertaines. Sur le principe, les scientifiques émettent des hypothèses, puis tentent de les infirmer. Si les données vont dans le sens de leurs suppositions et qu’il n’y a pas de contradiction, ils valident. En théorie, les vétérinaires, comme les médecins, transforment ce matériau scientifique, cette information validée, en nouvelles prises en charge. Guidelines, recommandations, protocoles, nouvelles molécules, nouvelles pratiques. Et nous enterrons les anciennes molécules et pratiques démontrées inutiles ou pire, néfastes. Quand les données scientifiques validées manquent, les soignants s’organisent et improvisent, expérimentent et tentent parfois d’établir des consensus. C’est ainsi, avec l’empirisme, que tout a commencé : par l’expérience.
Les années ont montré que l’empirisme avait ses limites. Comme l’expérience. Celle qu’on accumule ou celle qu’on réalise. Le bon sens n’est pas l’intelligence, et nos cerveaux nous trompent. Nos cerveaux veulent des preuves de ce qu’ils croient déjà, nos cerveaux transforment les corrélations en causalités, l’espoir en certitude, et la contradiction en désagrément. Les croyants croient, et les savants essaient de se souvenir qu’ils ne doivent pas croire. C’est à ça que sert la méthode scientifique : à s’affranchir de nos biais. A nous forcer à ne pas croire.
Nous sommes en 2020 et la médecine vétérinaire vise l’excellence. Le triomphe de la science. De la raison. De la médecine basée sur les preuves. Quand j’écoute mes stagiaires, je me dis que le contenu de leurs cours a bien gagné en solidité scientifique. Je grince des dents quand ils m’apprennent que je ne suis pas à jour sur tel ou tel sujet. C’est une école de l’humilité, la science. Mais quel bonheur de trouver sur pubmed des guidelines claires et argumentées, soulignant leurs propres limites et celles de nos connaissances sur les maladies des animaux que nous soignons. Quel joie d’écouter des conférenciers qui annoncent leurs conflits d’intérêts et expliquent où en sont les données acquises de la science.
Et puis arrive le Pr Raoult, qui n’a comme preuves que sa réputation, son statut de star et ses études bidon. Suivent ses contradicteurs, dont les études ne sont parfois pas plus solides. Jusqu’à la fraude de l’article du Lancet censé enterrer le délire marseillais. Aujourd’hui, les données sont assez claires : rien ne permet de penser que son protocole fonctionne. Mais pourquoi personne n’a-t-il été capable de produire l’étude parfaite ?
Que devons-nous donc penser des études censément solides qui guident tel ou tel recommandation aujourd’hui largement appliquée en médecine, vétérinaire ou pas ? Et quand les données sont solides, pourquoi décantent-elles si lentement dans la population médicale ? Pourquoi des intuitions amènent-elles tant de praticiens à prescrire n’importe quoi ? Et pourquoi y a-t-il encore des formations à l’homéopathie à l’AFVAC ou à la SNGTV ? Où est la science, dans tout cela ? Pourquoi en arrivons-nous à nous réfugier dans la croyance, ou dans la paranoïa ? « De toute façon, les labos contrôlent tout, les études sont bidons, je ferai ce que je veux et appliquerai mes croyances ou le fruit de mon expérience, de mes biais ? »
Ne valons-nous pas mieux que cela ? Pas mieux que nous-même, en somme ? Je crois que si. L’étude du Lancet a été rétractées parce que des scientifiques « anonymes » ont relevé ses incohérences comme ils ont relevé celles de l’IHU de Marseille, qui lui, n’a rien rétracté. Juste changé sa communication. La méthode scientifique est robuste. Il ne faut pas l’abandonner à la croyance et à notre besoin d’espoir et de stars.
La médecine vaut mieux que ça. Être humble n’implique pas d’être crédule, être critique n’implique pas de ne plus avoir confiance en personne. Mais fions-nous à ceux qui mettent la méthode en avant, pas leur personne.

Ce billet est dédié aux médecins et scientifiques « anonymes » qui ont, pendant des mois, lu et argumenté sur les forces et faiblesses des études publiées autour de la COVID-19, et partagé leurs réflexions sur Twitter.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1860 du 19 juin 2020

vendredi 12 juin 2020

Le besoin d’oublier

Il se passe à merveille, ce déconfinement. Ici, à la clinique, beaucoup de clients sont arrivés dans la fameuse phase « quoi, on a foutu l’économie française en l’air pour ça ? », « y en a marre de ces consignes » et autres « tout ça c’est des conneries, je l’ai toujours dit, on en a trop fait. »
On savait que ça viendrait, qu’une fois que le pire serait passé, que les choses iraient mieux, il serait facile d’oublier que c’est (en partie) grâce aux mesures prises. Comme le bug de l’an 2000 !
Il faut à nouveau insister pour les masques et les gestes barrière. Les complotistes et les antitout commencent à se sentir pousser des ailes, n’hésitant pas à m’expliquer que tout ça, c’est dû à « eux » (je n’ai pas réussi à savoir une seule fois qui était « eux »). Alors bien entendu, ce n’est pas le cas de tout le monde, beaucoup restent très attentifs et apprécient les distributeurs de solution hydro-alcoolique placés à chaque porte, les consignes répétées avec gentillesse mais fermeté, bref, notre attention portée à la sécurité, notamment les plus fragiles. « Beaucoup de choses sont inutiles quand elles ne sont utiles qu'aux autres. »
Le contraste est quand même saisissant entre notre petit village préservé et le centre-ville de Toulouse dans lequel je suis allé la semaine dernière, constatant que les commerces restaient drastiques sur les gestes barrière.
Moi-même, il faut bien que je me l’avoue, je suis très tenté de lâcher la pression. Les chiffres sont bons, il n’y a plus de nouveaux cas graves, il n’y en a jamais vraiment eu par ici, il fait beau, tout va bien. J’aspire à un retour à la normale. Je sature, comme tout le monde, de l’ambiance anxiogène de ces derniers mois. J’ai envie de passer à autre chose, quitte à abandonner la raison. Juste un moment. Ou plus longtemps. C’est confortable, et puis si ça va bien en en faisant moins, c’est que ce n’était pas utile d’en faire plus ?
Mais lorsque je suis tenté de tomber le masque, je repense à mes clients éleveurs bovins ou canins et aux épidémies qui ravagent périodiquement leurs cheptels. Je m’entends leur répéter les protocoles de vaccination et de désinfection, les quarantaines, les procédures. Les choix réalisés ensemble pour sauver leurs animaux et leur revenu. Je me vois, un an ou deux après l’épizootie, insister et leur rappeler de commander les vaccins, de faire attention. Je me vois aussi, atterré devant un diagnostic de leptospirose sur un chien dont la vaccination a été abandonnée cinq ans plus tôt, parce que… parce que la paresse. Le déni. La peur, parfois. Je me suis même fait engueuler par un éleveur dont j’avais élucidé le problème de carence en minéraux, parce que du coup je lui faisais acheter un complément alors « qu’il n’avait aucun souci ». Nous sommes faits pour oublier. Pour garder les bons souvenirs, et enterrer les mauvais. Nos cerveaux nous trahissent. C’est certainement un mécanisme de sauvegarde de notre santé mentale, mais il nous coûte souvent très cher. On dit que l’histoire se répète… Alors je garde mon masque, je continue à consulter fenêtres ouvertes avec des clients qui restent dehors, je remplis mes distributeurs de SHA et j’attends de voir ce que l’avenir nous réserve.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1858 du 12 juin 2020

vendredi 22 mai 2020

Gueule de bois

Je ne sais pas vous, mais ce déconfinement me laisse sacrément circonspect. Peut-être parce que je ne me suis jamais senti vraiment confiné : si nous avons adapté notre façon de travailler, elle n’a pas été transformée, et ces derniers jours ressemblaient beaucoup à ceux d’avant le 11 mai. La porte de la clinique est toujours fermée, les clients sonnent, les ASV vont les voir et soit les orientent vers les portes extérieures des salles de consultation, soit gèrent leurs demandes. Elles courent beaucoup. Elles courent d’autant plus que nous essayons de laisser chaque vétérinaire gérer la distanciation en consultation selon sa sensibilité et…
Il y a celles et ceux qui, pragmatiques, essayent de faire au mieux mais sans y croire vraiment, parce qu’il faut bien tenir l’animal, et qu’il est difficile d’aérer en grand quand on consulte des chats. Certes, la plupart des clients sont plus ou moins bien masqués et essayent de respecter au mieux les règles sanitaires, mais est-ce réellement suffisant ?
Et puis il y a celles et ceux qui préfèrent laisser les clients dehors et soigner l’animal, seuls, oui, mais souvent avec une ASV, qui court donc de l’accueil à la porte puis de la porte à l’accueil puis de l’accueil à la salle de consultation puis de la salle de consultation au bloc ou au chenil car la vie continue…
Alors les pragmatiques fatalistes se disent que les prudents qui y croient en font trop, et les prudents qui y croient se disent probablement que les pragmatiques fatalistes n’en font pas assez. Les pragmatiques fatalistes sont des praticiennes et praticiens mixtes qui ont sans doute trop appris à accepter qu’une épidémie se gère plus qu’elle ne se jugule, les prudents qui y croient sont des purs canins qui savent qu’on peut toujours faire mieux.
Et entre les deux ?
Les ASV continuent à courir.
Dans ma clinique, ce sont vraiment elles, mes héroïnes du COVID-19.
Et je ne me plains pas. J’entends trop de consœurs et confrères qui aimeraient bien que leurs problèmes se limitent à des salariés prudents qui compliquent « trop » leur organisation, et qui se retrouvent surtout bien seuls, leurs équipes réduites aux seul(e)s libéraux et à de rares ASV, avec parfois une activité délirante quand il faut gérer tout le travail en retard à cause du confinement et les cabinets voisins qui n’ont pas tous réellement repris.
Il y a beaucoup de choses qui m’échappent, je le devine. Ma profession se transforme encore si vite, le COVID accélère les choses, on faisait du conseil téléphonique gratuit, puis on a fait des bilans sanitaires d’élevage, et maintenant du conseil téléphonique payant, pardon, de la téléconsultation. Tant de cabinets abandonnent leurs gardes aux (lointaines) structures d’urgences, mais les clients préfèrent appeler ceux qui continuent encore à assurer localement. Pour combien de temps ? Les irréductibles gaulois se fédèrent finalement en inéluctables GIE ou autres chaînes de cliniques, et nous suivons le mouvement, nous essayons même de l’anticiper, mais finalement, moi, je voudrais juste soigner des animaux malades et faire des vêlages.
A quarante ans, suis-je obsolète au temps du COVID-19 ?

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1854 du 22 mai 2020

vendredi 15 mai 2020

Bricolage

Quand vous lirez ces lignes, le déconfinement aura déjà commencé. Pour l’heure, je n’en suis pas là. Je viens de rentrer de la clinique après une journée éreintante, qui s’est achevée sur la découpe à la scie sauteuse des plaques de plexiglas achetées au brico-machin du coin. Nos ASV seront donc enfermées dans un aquarium. Ce n’est pas esthétique, ça a le parfum du temporaire, et j’avoue que ça me convient bien. Ce bricolage fera le job à court terme, et s’il faut que ça tienne plus que quelques mois, on prévoira quelque chose de mieux. En attendant, ça me permet d’avoir l’impression que tout cela ne durera pas.
D’ailleurs, ce bricolage est dans l’air du temps.
Il ressemble à nos masques. Pas de FFP2, pas de masques chirurgicaux, ou à des prix indécents. Deux de nos salariées nous ont offert leur travail, de jolis masques en tissu qui ne sont certainement pas aux normes médicales en vigueur, mais qui font d’excellents écrans anti-postillons.
Il ressemble à la porte de la clinique, sur laquelle j’ai scotché, tout de guingois, des feuilles découpées pour proclamer, avec un mot par feuille en Arial Black 140 : « Nos masques vous protègent. Protégez-nous : masquez-vous ! »
Il ressemble à nos plannings et à ceux de nos ASV. Nous marquons des noms sur des jours sans être certains qu’il en restera quelque chose la semaine prochaine. Il ressemble à la « rentrée » scolaire de nos enfants. Alors les CP ce sera lundi 18, et puis le mardi matin aussi. Les CE2, par demi-groupe, mais on ne sait pas encore quels jours. Les nounous ? Oui, aussi, mais en respectant la distanciation, quoique cela puisse signifier avec des enfants de moins de trois ans. Ah, et pour les grande section, oui, mais par classe de cinq, priorité aux enfants de soignants, de profs et autres. Autres. Qui est l’autre prioritaire ? Aucune idée. De toute façon, les parents ne sont pas sûrs de vouloir mettre leurs enfants à l’école, à cause du COVID peut-être, plus encore à cause des conditions irréalistes imposées aux enseignants. Je me dis que finalement, dans ma clinique, j’ai de tout petits problèmes. Surtout, je n’ai pas une hiérarchie complètement déconnectée de la réalité.
Mon bricolage ressemble aussi à la motivation de mes salariées qui se préparent à sortir de leur confinement, celles que nous n’avons pas vues depuis deux mois. Elles me semblent aussi impatientes que mortes de trouille, posant des questions sur la désinfection des stéthoscopes et le partage des combinés téléphoniques. Quand je les lis sur whatsapp, j’ai l’impression d’être un parent quinqua écoutant une jeune femme expliquer la mère qu’elle sera, construisant un projet plein de principes louables mais peu susceptible de résister à l’épreuve de la réalité. On fera avec, et qui sait ? Leurs idées amélioreront peut-être nos routines de vieux cons paternalistes qui les regardent du haut de leurs deux mois d’expérience.
Oui, décidément, ce bricolage est tout à fait dans l’air du temps : il ressemble aux français, qui s’adaptent et se débrouillent en dépit des contradictions et injonctions hiérarchiques et gouvernementales. Il ressemble à tous ces trucs qu’on n’aurait pas imaginé il y a six mois : feu notre univers stable et prévisible.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1853 du 15 mai 2020

lundi 11 mai 2020

L’après, l’avec et le sans

Il y a donc enfin un « après ». Un « après » un peu plus précis depuis les annonces du premier ministre, hier. Un « après » qui n’en est pas vraiment un puisque le virus est toujours là et que nous ne sommes toujours pas prêts, alors… Alors quoi ? Alors ce sera un « avec » plus qu’un « après ». On fera un peu différemment, mais pas trop. Néanmoins, nous pouvons nous projeter, enfin, hors de l’incertitude complète de ces dernières semaines. Chaque cabinet, chaque clinique, chaque CHV a déjà trouvé son rythme et réfléchit déjà à la suite. Bien sûr, il reste des incertitudes. Sera-t-on dans un département à déconfinement restreint ou pas ? Les écoles seront-elles rouvertes et les enfants y retourneront-ils ? On ne sait pas, on ne sait pas, on ne sait pas. Alors on fera « avec ». Ou on fera « sans » les salariées concernées si elles sont coincées à la maison (je laisse au féminin, accordons en genre à la majorité). On a appris à faire sans elles, un peu. On a surtout réappris à quel point elles sont indispensables à nos structures, les ASV. Bien sûr, nous sommes tous capables de les remplacer aux commandes de médicaments ou au ménage, au téléphone ou à l’accueil (ce qui est d’ailleurs l’occasion de réaliser que nous ne faisons pas aussi bien qu’elles). Par contre, quand nous faisons leur boulot, qui fait le nôtre ? Nos confrères et consœurs salariées, dont beaucoup sont restés à la maison ? Là aussi, on a pu voir l’épuisement des libéraux qui ont réduit, de gré ou de force, leurs équipes.
Moi, j’ai surtout appris que j’aime rester à la maison, partager vraiment du temps avec ma femme et mes enfants, y compris dans la contrainte des devoirs. Parce que dans ma structure mixte à dominante canine l’activité a beaucoup diminué et nous avons dès le début fait le choix de garder une ASV en permanence et une véto salariée. Le rush prévisible de l’après 11 mai et le retour à la « normale » ne me paraissent du coup guère attrayants, même s’il lèveront probablement les inquiétudes économiques pour ma clinique. Je ne suis pas impatient.
Je sais par contre l’épuisement des confrères et consœurs de certaines structures proches de la mienne, plus ruraux, ou dans de plus grandes villes, où les libéraux se sont retrouvés plus ou moins seuls face à une activité parfois importante, à enchaîner les jours de travail et les nuits d’astreinte. Je devine aussi l’angoisse de celles et ceux qui ont complètement fermé leurs cabinets, notamment en ville, parce qu’il n’y avait plus personne pour y travailler… Vous avez remarqué ? Ce n’est plus le virus qui domine nos inquiétudes. On fait déjà « avec ».
Alors pensons à l’« avec » plutôt qu’au « sans ». Nous sommes là pour soigner des animaux et protéger des gens, cela, au moins, ne change pas. Reprenons le contact avec celles et ceux qui sont restées coincées à la maison, voyons comment elles reviendront, comment nous nous adapterons, encore. Après tout, cela fait presque 20 ans que je suis vétérinaire, et en 20 ans mon métier n’a cessé de se transformer, comme il le faisait déjà pendant les décennies précédentes. Cette fois-ci ce ne sera ni un progrès technologique ou scientifique, ni une mutation sociétale, mais celle d’un virus, qui nous forcera à nous adapter. Nous réussirons, je n’ai aucun doute là-dessus. Nous en tirerons le meilleur si nous ne voulons pas en subir le pire.
Regretterons-nous l’avant ? Certainement.
Mais pouvons-nous nous plaindre alors que nous pouvons continuer, malgré tout, à travailler, quand tant d’entreprises sont totalement sinistrées ? Alors que nous avons les connaissances, les compétences et le matériel pour nous protéger ? Alors qu’il y aura toujours des animaux à soigner et des gens à protéger ?

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1852 du 8 mai 2020

mercredi 29 avril 2020

L'incertitude

Un mois déjà. Un mois encore. Au moins. Qui sait ?
Le week-end de garde de Pâques vient de s’achever. Le lundi fut emblématique de la période : les trois quart des gens avaient oublié que c’était un jour férié. Il faut avouer que tout ça ne veut sans doute plus rien dire. Un client s’est esclaffé « on est tous devenus des retraités ».
Pas vraiment, non, mais le temps s’est détraqué. Et pas à cause des satellites que les américains ont envoyés sur la lune. Nos plannings ne veulent plus rien dire, nous ne prévoyons plus rien. Nous arrivons le matin sans savoir si nous serons trop nombreux ou trop peu pour affronter la journée.
L’invraisemblable est déjà devenu habituel : la porte fermée, les clients qui attendent dans leur voiture, ou abandonnés sur le parking, tandis que nous avons emmené leur animal en salle de consultation. Les petits sachets préparés pour les éleveurs, laissés à côté de la porte, avec leur nom agrafé. Les appels incertains de clients qui ne savent plus s’il faut consulter, ou pas. Ceux qui ont peur de venir alors que leur animal a besoin de nous, ceux qui tonnent parce qu’ils veulent une ovario pour leur minette qui n’en peut plus de hurler ses chaleurs.
Les gens ressortent, mais pas vraiment. La peur est passée. Un peu. Ici, il n’y a pas de cas, le confinement est arrivé assez tôt. Alors, est-il utile ? Mais si tout le monde va bien, c’est parce que personne ne sort ? Est-ce qu’on n’en fait pas trop ? Ou pas assez ? Les tracteurs tournent comme ils ont toujours tourné, la boucherie et la boulangerie sont ouvertes, dans le village, des gens se parlent, sans oser se rapprocher, mais sans non plus trop s’éloigner. Devant la pharmacie, la queue s’étire au fil des marques au sol. Les médecins s’ennuient et s’inquiètent. Leur covidrome est vide, mais leurs salles de consultation aussi. Où sont les malades, les autres, ceux « d’avant »? Il y a d’abord eu le déni, voire le défi, puis la peur, la panique, l’acceptation, l’action et aujourd’hui, il reste l’incertitude. À notre échelle, elle concerne nos choix de court terme.
Gérer les arrêts de travail des salariées fragiles, les arrêt de travail pour garde d’enfant, le chômage partiel, le besoin de se reposer, aussi, sans trop réussir à baisser la garde. Que fait-on des vacances prévues des salariés ?
Remplir les papiers, repousser les échéances des emprunts, demander un prêt de trésorerie.
Accepter, ou pas, de recevoir des animaux en consultation. Arrêter les vaccins, oui, mais les portées ? Les suivis de reproduction en élevage bovin, oui, non ? Ce n’est pas « vital » mais pourquoi mettre l’équilibre de l’élevage en péril si nous sommes au cul des vaches quand l’éleveur reste devant ? Et puis, les gestes barrières et les distances de sécurité deviennent très théoriques quand on fait un vêlage ou qu’on perfuse un veau. Mais nous voyons beaucoup de monde, trop, nous sommes « à risque » et la jeunesse n’est pas la première caractéristique de nos clients éleveurs de bovins.
C’est l’incertitude qui domine. Notre petite incertitude de vétérinaire, employeur ou pas, qui colle si bien avec celle qui s’empare de notre société.
L’incertitude, aussi, des scientifiques, qui s’accorde avec celle des politiques : on n’en sait pas assez sur ce virus, sur l’immunité qu’il suscite, sur sa circulation, même, pour deviner comment nous nous en sortirons.
L’incertitude, enfin, sur l’avenir : nous sommes à un point de bascule, comme en 2001, comme en 1989, comme en 1939, comme… Qui peut dire de quoi demain sera fait ? Je me sens comme lorsque je joue un diagnostic – et la vie d’un animal – sur des indices insuffisants. Inquiet, curieux, patient.
Humble, et incertain.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéros 1850 et 1851 du 24 avril et du 1er mai 2020

mardi 7 avril 2020

Pour l'euthanasie ?

On suppose souvent que je suis pour l’euthanasie. Humaine, s’entend. Dans ces conversations anodines, ces réflexions qui tombent parfois. Parlant du chien, ou du chat : « Ah, au moins, lui on peut l’aider à partir. Il a de la chance. Une chance que nous n’aurons pas. »
Oui : je sais ce qu’est l’euthanasie, je la pratique, pas tous les jours heureusement, mais assez souvent pour qu’elle fasse partie de mon quotidien. Je décide, avec le ou les maîtres d’un animal, de mettre fin à sa vie. Exceptionnellement, il m’arrive de décider seul, quand un animal n’a aucun propriétaire connu. Animal trouvé, ou animal sauvage.
Dans ces moments là, nos clients se tournent vers nous, vétérinaires. Nous savons. Nous savons mettre fin à une vie d’une façon décente, nous savons donner la mort avec douceur, avec patience, dans le respect le plus attentif au bien-être de l’animal. Mais nous tuons. Je tue. Je tue parce que je pense, à ce moment là, que c’est la moins mauvaise solution. Soit parce qu’on me l’a expressément demandé, et que je suis d’accord, soit parce qu’on m’a demandé mon avis et que j’ai convaincu mes interlocuteurs que c’était la seule solution décente. Ce sont des discussions et réflexions parfois longues, mais qui doivent être menées avec la plus grande sincérité possible.
J’ai certainement eu tort, plusieurs fois. Il y a des erreurs, ou en tout cas des incertitudes, que je n’oublie pas. J’ai fini par accepter que je ne pouvais pas maîtriser cette incertitude. Le doute m’accompagnera toujours, même pour certaines décisions qui furent partagées avec mes confrères et consœurs. On m’a encore reproché, il y a un an ou deux, la mort de Congélo. J’ai été blessé, mais dans le fond, je sais que nous n’aurions pas du, même si c’est « facile » à dire aujourd’hui. Il n’y avait, à ce moment là, aucune autre solution. Aujourd’hui, les choses ne se passeraient pas comme ça. Aujourd’hui, nous trouverions un adoptant. C’était « juste » la mauvaise situation, au mauvais moment.

Je sais cependant à quel point l’euthanasie allège les souffrances qui ne sont plus de notre ressort, quand nous ne trouvons plus d’autre solution pour l’animal, quand nous nous heurtons aux limites de nos possibilités. Mais ces limites, avez-vous vraiment réalisé ce qu’elles sont ?
Il y a, tout d’abord, une limite purement médicale. Parfois, il n’existe tout simplement pas de solution. Certaines maladies ne peuvent être guéries, ou même gérées, parce que l’état de nos connaissances aujourd’hui ne nous le permet pas.
Il y a, ensuite, une limite économique. Des solutions peuvent exister, qui ne seront pas applicables car hors de portée de la bourse de tout un chacun. Ce sont ces mêmes limites qui nous font parfois choisir des pis aller, lorsque par exemple, la patte fracassée d’un chat ne sera pas réparée car les spécialistes demanderont une somme inaccessible. Plutôt que l’euthanasie, nous proposerons une amputation que nous pourrons réaliser, nous, généralistes de premier recours, et s’il le faut, nous étalerons les paiements sur une année. Mais parfois, c’est tout simplement inenvisageable. Notamment lorsque nous parlons d’animaux d’élevage, où l’éleveur doit, in fine, gagner sa vie.
Il y a, enfin, la limite de nos capacités en soins palliatifs (dont l’objectif, rappelons-le, est d’accompagner une fin de vie inéluctable par des soins n’ayant pas vocation à guérir la maladie, mais à prendre en charge la souffrance, dans sa définition la plus large). Nous sommes mauvais. Nous avons fait des bonds de géants en terme de gestion de la douleur et des maladies chroniques irréversibles, mais nous nous heurtons malgré tout à une réalité : des soins palliatifs de la qualité de ceux qui peuvent être offerts en médecine humaine nous sont inaccessibles, et le resteront probablement. Pour des raisons économiques, sinon scientifiques.
Voilà pourquoi je n’ai pas un avis tranché concernant l’euthanasie humaine : je crois qu’il existe d’autres solutions, très difficiles à comprendre et envisager pleinement lorsqu’on n’y est pas confronté. Je ne sais pas, moi-même, comment fonctionne un service de soins palliatifs. Je n’ai qu’une image très imparfaite des possibilités dont disposent nos médecins, nos infirmières, et les équipes qui les aident et les entourent. Mais je sais que vraiment, vraiment, il n’est pas envisageable de confondre l'euthanasie et les soins palliatifs, même lorsque ces derniers se concluent par une sédation. Il n’y a rien, moralement et techniquement parlant, de commun entre l’injection d’un poison à visée létale et l’administration d’un produit permettant de faire perdre conscience quand la souffrance devient trop importante. Et j’aimerais que, dans ma pratique quotidienne, cette seconde option me soit accessible. Ou, mieux, que j'aie les moyen de prodiguer de meilleurs soins palliatifs.
Ce n’est pas le cas. Alors, je continuerai à décider, pour un animal qui n’a rien demandé, que oui, il est « juste » que je mette fin à ses jours, alors que, probablement, il me fera confiance, comme il a toujours appris à faire confiance aux humains bienveillants qui l’entourent.

jeudi 2 avril 2020

Solidarité

Ça a commencé à l’échelle de notre équipe. Dès le vendredi 13, renvoyer notre ASV vulnérable à la maison avec nos quelques masques FFP2 hérités de l’époque de la grippe aviaire. Créer un groupe whatsapp avec vétos et ASV pour échanger pendant le week-end, pour imaginer à quoi allait ressembler la suite. Proposer des solutions pratiques immédiates, anticiper ce que nous maintiendrions et ce que nous annulerions. Imaginer comment nous adapter, comment communiquer, et garder le contact avec les confinés.
Ça a continué à l’échelle du village. Appeler un des médecin pour lui proposer notre stock de masques, blouses et surblouses, en faire l’inventaire, en garder quelques uns pour nous, et mettre le reste en cartons. Livraison dimanche soir à la maison médicale et à l’EHPAD.
Ça s’est poursuivi à l’échelle de notre « région », la moitié du département, via le groupe de discussion de notre GIE. Questions et réponses entre vétérinaires, voir comment chacune et chacun prenait la crise à venir et se préparait à ce qui allait venir. Que faire des prophylaxies, comment comprendre et recourir au chômage partiel, qui mettre en arrêt de travail et comment ? Comment naviguer entre les injonctions contradictoires du gouvernement ? Et s’appuyer sur les consignes claires de l’Ordre, même si certaines ne nous plaisaient pas. J’ai apprécié à sa juste valeur l’unanimité sur le sérieux de la situation, l’application générale de mesures difficiles pour nos cliniques, nos salariés, nos trésoreries. Nous savons ce que donne une épizootie mal contrôlée. Nous avons malheureusement l’habitude de ramasser les cadavres et de voir pleurer les éleveurs… Nous ne pouvons pas faire comme si nous ne savions pas.
Mais la chaîne ne s’est pas arrêtée là. Sur Twitter, j’ai vu les photos et les messages des écoles vétérinaires, des confrères et consœurs livrant leur matériel aux hôpitaux et aux EHPAD. J’ai vu mes confrères et consœurs s’engager massivement dans la réserve sanitaire. J’ai vu aussi des particuliers déposer des masques dans les maisons de santé ou les donner aux caissières des supermarchés.
J’ai surtout lu les messages bouleversants des aides-soignantes, des infirmières, des médecins réorganisant leur vie pour faire face, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, malgré l’impréparation, malgré les circonlocutions gouvernementales, malgré aussi la cacophonie invraisemblable provoquée par des chercheurs plus intéressés par leur propre gloire et leurs intuitions que par l’éthique médicale.
Au lieu des mesquineries de masques ou de caducées volés, des crasses faiblesses de l’humanité terrifiée, j’ai préféré regarder cette solidarité évidente, celle des soignants qui en reviennent aux fondamentaux : être là pour soulager, pour soigner, ou pour accompagner les derniers instants de ceux qui ne pourront être sauvés. Parce que finalement, c’est peut-être ça, la vocation. Ce qui reste quand on doit oublier le reste. Le fondamental, l’évidence. Nous soignons, et si nous ne pouvons pas soigner, nous pouvons certainement aider ceux qui nous soignent.
Je suis fier de ma profession. De mon Ordre. Mais aussi de ceux qui se mettent en danger pour faire fonctionner notre société, et bien sûr de ceux qui se mettent en danger pour nous soigner. Et, bien qu’elle me fasse si souvent désespérer, fier de l’humanité. Il suffit de savoir quoi regarder.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéros 1849 et 1850 des 10 et 17 avril 2020

mardi 14 janvier 2020

Repriser les chaussettes

Le bras dans la vache, l’aiguille dans la main, je regarde, devant elle, l’ancienne porte qui menait de l’étable à la maison. Les trois marches que l’on retrouve toujours, parce que la chaleur monte, et qu’on voulait, je suppose, que la saleté reste en bas ? Elles sont toutes construites sur le même plan, ces vieilles étables, celles que l’on nomme les « étables neuves » : un large couloir central, et, symétriquement, une rigole sous le cul des vaches, avec un extracteur à fumier la plupart du temps, un quai sur lequel se tiennent les bêtes, trop court aujourd’hui pour le gabarit des bovins du 21ème siècle, une série de barres horizontales où l’on attache les chaînes et où se trouvent les abreuvoirs, et, derrière, une mangeoire et un passage étroit pour distribuer la nourriture en passant le long du mur. On entre à un bout de l’étable, par une double porte de la largeur du couloir central. Au-dessus des vaches, à un tiers de la distance entre la rigole et la mangeoire, de vieux tuyaux qui servaient, autrefois, à brancher les griffes de traite. Ici, on ne fait plus de lait depuis des décennies.
Le plafond n’est pas très haut. Entre les poutres dont on devine avec peine la blancheur originelle, des nids d’hirondelles, des toiles d’araignées qui semblent n’attraper que de la poussière et de la paille. Au-dessus, un grenier à foin délaissé depuis longtemps, car les boules rondes de 300kg ou plus ont remplacé les anciennes bottes pick-up que l’on faisait tomber par une trappe. Je la devine encore, bouchée par un mauvais contreplaqué. Le paradis des bestioles : les chauve-souris cachées entre les chevrons et les tuiles, avec quelques nids de guêpes, la chouette effraie planquée dans un vieux trou du mur. Sous elles, le grenier, les souris et les rats qui se faufilent entre le vélo des enfants devenus grands-parents, l’ancienne machine à laver et les bottes de paille oubliées. Les chats qui guettent, puis abandonnent pour aller chasser la croquette. Le plancher et sa vrillette. Dessous, les hirondelles qui, pour le moment, se réchauffent quelque part en Afrique. Les araignées. Et puis les poules, qui grimpent partout sur les passerelles et les pondoirs accrochés aux murs. Les quelques vaches. Ces trois canards qui se dorent au soleil en nous regardant travailler, nous, les humains. Et derrière eux, dans l’axe de la porte de l’étable : les Pyrénées immaculées.
Il y a moi, avec ma chasuble de vêlage en plastique vert.
Il y a l’éleveuse, Mme Hers, qui prendra sa retraite d’ici peu.
Il y a son mari, qui donne un coup de main quand il est à la maison, mais qui travaille pour une association collectant le patrimoine immatériel régional. Le patrimoine immatériel : notre histoire, en somme. La leur. Collecter : écouter, noter, transmettre. C’est notre conversation qui, sans doute, me rend si mélancolique et observateur. Elle va vendre ses vaches, elle n’en gardera qu’une ou deux, pour le plaisir et pour les ennuis. Une ferme de plus qui s’éteint, une « étable neuve », construite sur l’emplacement de « l’étable à l’ancienne », celle qui l’a précédée, celle pour laquelle la porte communiquant avec la maison avait été construite, avec ses trois marches.
Celle que je suis en train de recoudre s’en ira avec les autres. Elle ne vêlera plus jamais. C’était pourtant la première fois. A nos pieds, il y a son veau : mort. J’étais parti dès l’appel de Mme Hers, et arrivé en dix minutes à peine. Le placenta pendait par sa vulve. Dans son vagin, un cul, et juste un cul. Et un bout de queue : un siège, un veau qui vient par l’arrière mais pas avec les membres postérieurs en premier. Ça ne pouvait pas passer, et pourtant, elle l’avait poussé, elle l’avait enclavé. Il était sans doute déjà mort quand j’ai commencé à travailler, mais je n’avais rien dit. Pourquoi tuer l’espoir ? J’adorerais avoir tort. J’avais repoussé le veau vers l’avant, doucement mais fermement, pour pouvoir passer ma main en dessous et chercher les onglons de l’un de ses postérieurs. Éviter le cordon ombilical qui se promène quelque part dans ce flou de membranes. Tirer sur le jarret, la seule prise évidente, faire glisser la main le long du canon pour tenter d’envelopper les sabots et les ramener vers la sortie sans accrocher son cordon, sans planter la pointe du jarret dans la paroi utérine, au risque de la percer. Une fois, dix fois. C’est un casse-tête et un casse-bras, un jeu de mécanique, de force contrôlée et de géométrie, où je grimace de douleur à chaque fois que la vache pousse, ruine mes efforts et broie mon avant-bras entre son bassin et son veau. C’est chaud, c’est tiède, c’est visqueux et gluant, cela sent le sang et l’amnios, c’est doux et c’est violent. Elle pousse, je tire, je tords, je vrille, elle souffre, et moi aussi, un peu.
Je sens les tendons tirer dans mes avant-bras, j’aurai mal demain, j’ai déjà mal maintenant, mais je ne pouvais tout simplement pas arrêter. Je me concentrais sur les trois marches de l’étable, devant moi, devant la vache, sur l’ancienne porte qui menait à la maison, sur le visage de Mme Hers qui se demandait s’il serait vivant. J’insultais le coq gueulant dans l’étable à nous vriller les tympans, tout en souriant amèrement, en me rappelant que tout cela était appelé à disparaître.
Il m’avait fallu une bonne quinzaine de minutes pour réussir, enfin, à ramener le membre postérieur du veau dans le vagin de sa mère. Elle, bravasse, se tortillait à peine entre deux efforts d’expulsion, sans un seul geste violent. Sa patronne lui grattait le dos et la tête en essayant de ne pas penser au veau. Son mari me regardait, incertain, tenant la corde qui tenait la vache, prêt à tout lâcher si elle tombait. J’avais ramené un membre, il ne me restait plus qu’à aller chercher le second. Mais quand j’avais enfoncé mon bras jusqu’à l’épaule, elle s’était effondrée. Nous l’avions relevée rapidement, j’avais remis mes mains dans son vagin, et j’avais constaté ce que je craignais : une monstrueuse déchirure de l’utérus, à cause de la pression due à sa chute et de la position du veau. Ma main ne palpait plus une muqueuse utérine et des cotylédons, elle se promenait désormais entre un rein et la panse. L’utérus, lui, pendait quelque part dans le ventre. J’avais, du coup, saisi sans peine le deuxième membre, et l’avais ramené à la sortie. J’avais attaché les deux pattes à une corde pour une extraction finale assez facile. Mort, bien sûr. Et puis, dans un silence éloquent, nous avions relevé la mère.
Avec le cadavre de son veau étendu derrière mes talons, j’avais estimé les dégâts. Un utérus de vache, c’est, en gros, une chaussette. Le trou par lequel vous glissez votre pied, c’est la vulve. Derrière, il y a le vagin. Entre le vagin et l’utérus, le col. Un simple anneau presque complètement effacé lorsque la vache vêle, mais un sas bien fermé pendant la gestation. Derrière le col, l’utérus, un gros tube qui devient assez vite bifide, mais peu importe. Là, l’utérus s’était déchiré sur le périmètre derrière le col. La seule partie qui tenait encore, c’était un petit fragment de dix centimètres de large à peine, au plancher. De la base du cercle à gauche, en suivant l’arc parfait du col, jusqu’à la base du cercle à droite : plus rien. Heureusement, à cet endroit là, les énormes artères qui irriguent l’utérus s’échappent déjà dans les ligaments larges et ne risquent pas de se déchirer.
Devant ce constat, deux choix : l’euthanasie, inacceptable pour elle, pour eux, pour moi. L’autre étant de suturer au col l’utérus qui pend dans le ventre. Repriser une chaussette géante à bout de bras (la longueur du vagin, c’est en gros celle de mes avant-bras et de mes mains), d’une seule main, sans rien voir, sans piquer d’autre organe, dans un animal qui bouge mais pas trop, en ayant déjà mal aux tendons à cause du vêlage. Et avec ce putain de coq qui gueule toutes les cinq minutes avec l'arrogance d'un homme politique qui vient d'être élu à la présidence de la République.
Au moins, j’aurai les mains au chaud.
Alors j’ai recousu. J’ai choisi une aiguille courbe à pointe et section ronde pour ne pas risque de couper l’utérus en le perçant, d’environ 7cm de diamètre de courbure. Un gros fil résorbable, tressé, pour sa solidité et sa faible mémoire de forme. J’ai posé mon premier nœud en bas à gauche du 7/8 de cercle utérin à suturer, en piquant depuis l’intérieur de l’utérus vers l’extérieur, en traversant toute l’épaisseur, puis j’ai percé la base du col de l’extérieur vers l’intérieur. J’ai amené les deux extrémités du fil à la vulve, et j’ai fait glisser mon nœud jusqu’à le serrer en place. Et puis ensuite, avec mon très long fil, j’ai répété le mouvement : percer l’utérus de l’intérieur vers l’extérieur, la base du col de l’extérieur vers l’intérieur, serrer, et deux ou trois centimètres plus loin, recommencer. Avec le fil qui s’échappe du chas, avec mon surjet qui se desserre et que je resserre au fur et à mesure, avec les membranes du col qui me font perdre mes repères, avec le ligament large que, parfois, du bout du doigt, je confonds avec la séreuse. Avec cette aiguille dont le talon me blesse la main à chaque fois que je force pour percer le col, trop résistant. Avec la vache qui pousse de temps en temps, qui me fait perdre mon aiguille, heureusement plantée dans les muqueuses, qui me fait perdre mon fil, qui me fait perdre le col, qui me fait perdre l’utérus. Avec la bouse qui parfois me coule sur les coudes dans ces efforts. Avec ce salopard de coq qui ne mérite même pas la bouteille de vin avec laquelle je vais le faire mijoter s’il continue à gueuler (notez que le mari de Mme Hers l’a jeté dehors à coups de fourches et de jurons, mais que dix minutes plus tard, il est revenu, indigné, pousser un cocorico en se cachant entre les pieds d’une autre vache).
J’ai recousu et je me suis concentré sur la porte et sur les trois marches, sur les poutres et leurs araignées, sur les nids d’hirondelle encore inhabités, sur les souris au-dessus du plancher, sur la chouette dans son trou et sur les chauve-souris sous les tuiles. Sur cette étable neuve avec ses tuyaux de traite désaffectés depuis trente ans, sur la muqueuse et sur le col, sur la solidité du fil et le serrage du surjet, mais surtout pas sur ma main droite coupée, percée, sur mes doigts ankylosés ou sur le cadavre du veau à mes pieds.
Nous avons discuté, des femmes qui délivraient les sorts pour que les vaches soient fertiles, comme la grand-mère de Mme Arize, c’était la dernière; sur les méthodes d’avant pour que la vache adopte son fruit : prendre un chien noir et le jeter en travers du veau, mettre le bras dans le corps de la vache et en tirer tout ce que vous trouverez dedans, en frotter le nourri et le museau de la vache, prendre deux poignées de sel et les mettre dans le corps de la vache par la nature, lui donner son petit et elle l’aimera. Ne me demandez pas pourquoi.
J’ai percé et repercé, tiré, vérifié, exploré, jusqu’à compter les derniers passages : plus que trois, plus que deux, le dernier, et nouer, à nouveau, avec les deux bras cette fois, abandonner parce qu’elle pousse, et recommencer, d’une main. J’ai serré, bien serré. J’ai revérifié, surtout les extrémités du surjets. J’ai refait deux points en U, par sécurité. C’est un excellent surjet. C’est un très médiocre surjet. Ce n’est pas comme ça qu’on recoud un utérus. Normalement, pour une césarienne, on fait deux sutures : une simple, interne, assez semblable à celle que je viens de réaliser, puis une seconde, qui ne traverse que les couches superficielles et enfouit la première, pour ne laisser qu’une surface bien lisse du côté abdominal. C’est comme ça qu’on fait mais c’est impossible dans cette configuration, pour ce chantier que je n’ai pas appris à l’école parce qu’il faut être un peu con pour se lancer dedans.
Je suis un peu con.
Pénicilline, anti-inflammatoires, une ordonnance, et surtout, de l’espoir. C’est la quatrième fois que je tente ça.
Les trois premières ont survécu.

Merci à
Dr Animula @Animula_tenera
Maryvonne Rippert @pibole
Eris @Eris_Lepoil

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