Joyeux Noël !
samedi 24 décembre 2016, 20:06 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Billet écrit en live le 24, vite, sans doute trop. Mais ce sont les risques du direct !
Vingt-quatre décembre. Midi.
L'heure de souffler un coup : deux vétos, une ASV, nous avons réussi à boucler la journée dans la matinée. Cet après-midi, on ferme. J'assure la garde du 24 et du 25 (et du 26 jusqu'à 9h00, d'ailleurs). Avant, nous ouvrions les après-midi du 24 et du 31, comme les autres jours. Mais il n'y a pas grand monde pour amener son chat à vacciner juste avant le réveillon, alors plutôt que de rester en faction en jouant au démineur, nous renvoyons tout le monde à la maison. Pas trop loin du téléphone, quand même. Un des vétos se colle à l'astreinte. Cette année, c'est moi. Sauf que… nous n'avons pas le temps de nous souhaiter un joyeux Noël que retentit la sonnerie du téléphone. Une chasseuse. Un chien de chasse. Un pneumothorax. Deuxième appel un instant plus tard : un chien, perte de connaissance en cours de chasse.
On reste.
On reste et on suture, enfin je suture pendant que Christine, l'ASV, ballonne. Une belle coupure entre deux côtes, loin sous l'épaule, il faut que je tranche dans la peau et dans les muscles pour accéder à la plaie thoracique. Il est arrivé avec une plaie de cinq centimètres, il repartira avec une suture de vingt-cinq. Enfin, s'il repart. Parce que la respiration, là, il serait de bon goût qu'elle redémarre. Je veux bien tolérer une apnée lorsque nous refermons la cage thoracique, après avoir rétabli un vide pleural, mais il ne faut pas non plus que ça dure trop longtemps. Oxygène à fond, on baisse les gaz anesthésiques. J'ai le stétho sur son cœur, de l'autre main je retourne une babine pour surveiller la couleur des muqueuses. Ça va. Mais il ne respire pas. Et puis, je n'entends pas le cœur quand je pose mon stéthoscope sur sa paroi thoracique supérieure, celle qui n'est pas posée sur la table : il y a trop d'air entre son cœur, ses poumons et les côtes. Le vide pleural n'est vraiment pas assez vide. L'ASV continue à ballonner, je continue de surveiller le cœur et guide ma collègue qui a abandonné sa consultation pour poser un drain thoracique. Je compte les côtes à l'envers, prend mon repère, incise : un petit coup de scalpel. Elle perce, et pousse le drain. J'évite par tous les moyens de la gêner et surtout de toucher le drain, qui doit rester stérile. On pose le petit robinet et la valve, elle aspire, elle vide. Il restait pas loin d'un litre d'air entre les plèvres. Ça ne risquait pas de marcher...
Il ne respire toujours pas. J'écoute. Christine est en apnée. Elle ne ballonne plus. Nous attendons qu'il se remette spontanément à respirer.
Et c'est… vraiment... très long. La chasseuse, avec son pantalon kaki, ses grolles boueuses et son gilet de signalisation orange fluo, se ronge les ongles. Personne ne parle. Le cœur est toujours bon. Le chien est toujours rose. Il va respirer. Ils se remettent toujours à respirer.
Il respire.
Nous aussi.
Je n'ai plus qu'à finir la suture. A 13h30, nous avons achevé notre matinée. Je vais garder le chien jusqu'à demain, si tout va bien. Nous lui avons laissé son drain. Je vais aller manger. Et perdre mon après-midi devant un jeu vidéo entrecoupé de pauses emballage de cadeaux.
Vingt-quatre décembre. Quatorze heures quarante.
- Service de garde, bonjour ?
- Ah, bonjour, je voudrais un renseignement : vous castrez les ânes ?
Vingt-quatre décembre. Quinze heures quinze.
- Service de garde, bonjour ?
- Bonjour ! Je suis bien à la clinique vétérinaire ?
- Oui, mais c'est le service de garde.
- Vous êtes fermés ?
- Oui, sauf pour les urgences.
- Je m'en doutais. Vous avez bien raison. Et les croquettes attendront bien lundi. Joyeux Noël !
Vingt-quatre décembre. Seize heures trente.
- Service de garde, bonjour ?
- Ah, oui, la garde, le réveillon, j'oubliais. Désolée, je vous dérange pour rien, sans doute, mais dites, Tequila, vous savez, avec ses quatre hernies discales. Il a très mal, vous croyez que je peux lui refaire de la morphine et de la cortisone pour le réveillon ?
- Pour rien, dites-vous ?
Vingt-quatre décembre. Dix-sept heures dix.
- Service de garde, bonjour ?
- Ah, vous avez fermé ? C'est Nathalie, dites, Sylvain, j'ai une génisse à terme qui s'est mise à l'écart du troupeau ce matin, là elle s'énerve avec la queue, mais il ne se passe rien. J'ai peur d'un siège.
- Ou d'une torsion. J'arrive.
Finalement, il va bien falloir que j'abandonne mon jeu. Mais il fait beau, le soleil se couche sur les Pyrénées et les peint d'ors et de feu, sous une couche de nuages bloquée par les plus hauts sommets. Il n'y a pas de neige sur la première ligne de montagnes. Vert sombre les forêts, noirs les rochers, dorées les neiges et les glaces, mauves et gris acier les nuages. Il y aurait presque de quoi me consoler d'avoir abandonner mon clavier. Je roule une dizaine de minutes. La limousine m'attend accrochée à son cornadis. Elle a la vulve serrée des mauvais jours. Je parie sur une torsion. J'enfile ma chasuble de vêlage, passe mes gants oranges. Effarouchées, les jeunes bêtes qui ont réussi à éviter le cornadis partent en courant comme un vol de perdrix. Un grand coup de lubrifiant, j'essuie la merde sur la vulve avec le toupet de la queue, et tente de m'introduire dans son vagin. J'esquive les coups de pieds, l'éleveuse prend une corde. J'attends qu'elle lui fasse un licol et l'empêche d'assassiner un vétérinaire le soir de Noël. Et je reprends. Cette fois, je parviens à rentrer une main. Je bute sur l'hymen. Elle a été inséminée artificiellement : il est donc intact. J'inspire, et enfonce ma main d'un coup avec force et régularité. Elle ne bronche pas. J'ai du sang sur le gant. Quelle superbe soirée de Noël.
J'avance, le col est ouvert, mais pas effacé. Je sens un sabot. Un second. Un petit nez, bien à l'abri dans la poche des eaux. Je pince entre deux onglons. Le veau retire sa patte. Je pose ma main sur sa tête, fait le tour du bassin de sa mère. Il passera. Elle n'est pas prête. Peut-être y avait-il une petite torsion utérine que la jeune vache a résolue spontanément, retardant simplement le vêlage ? Je décide de dilater la vulve, le vestibule et l'entrée du vagin. Le point d'attache de l'hymen dessine un anneau très serré, qui risque de gêner le passage du veau. Une main, une seconde main, j'entre et ressort, écarte les poignets. Ça va être long.
Ça tombe bien, je n'ai pas fait la visite sanitaire 2016 de Nathalie. Alors…
- Vous savez ce que c'est, l'antibiorésistance ?
Haussement d'épaules de l'éleveuse qui tient toujours sa vache et sa corde, tout en lui caressant le mufle.
- Bon, ben c'est quand un antibio qui devrait marcher ne marche pas. Le bon antibiotique pour la bonne bactérie au bon endroit, mais elle résiste. C'est un gros souci en médecine humaine et vétérinaire, alors on doit vous parler de ça, cette année.
Ces visites sanitaires annuelles oscillent entre spectacle comique et contrôle scolaire. Chaque année un thème, en général pas idiot, et il faut y faire passer tous les éleveurs. Qui n'apprécient pas des masses, en général, alors on fait passer ça en discutant au lieu de lire les questions et cocher les cases en hochant la tête d'un air entendu.
- L'idée, je simplifie : vous faites un antibiotique à une vache. Ou un chien. Ou à vous. Certaines bactéries vont survivre, surtout si vous sous-dosez, ou si vous ne traitez pas assez longtemps. Ce seront les plus résistantes. Vous avez entendu parler du staphylocoque doré à l'hôpital ? C'est ce genre de mécanisme qui en a fait la terreur des patients hospitalisés. On réduit les risques en respectant les ordonnances et en évitant l'auto-médication à tort et à travers. Attendez, j'avance mon bras un peu plus profondément dans le vagin. Mmffff. Bon.
Nathalie soupire.
- Les bactéries, ça peut être les mauvaises, celles de la maladie. Mais aussi les bonnes. Celles des intestins. En plus, elles communiquent et se refilent les résistances. Elle se dilate bien, la cocotte. Étonnant pour une première. Bref. Vous utilisez des antibiotiques pour quoi, vous ?
- Vous le savez bien.
- Oui, mais je dois cocher les cases dans ma tête.
- Des panaris, et puis les nombrils des veaux.
- Oui, vous en utilisez très peu. Et vous n'utilisez pas les antibiotiques « critiques ». Ceux de dernier recours en médecine humaine comme vétérinaire. Ceux-là, nous ne pouvons plus vous les vendre, mais nous pouvons toujours les utiliser sous certaines conditions. Pour les préserver. Ce qui ne change rien pour vous ni pour moi, nous bossions déjà comme ça. On fait juste plus de papiers, et on nous rajoute des couches d'emmerdes pour nous récompenser de nos efforts.
- Ah ça !
- Bon, et la question suivante, c'est pour savoir si vous pourriez utiliser moins d'antibiotiques.
- Ben non.
- Ben non, vous en utilisez déjà très peu.
Et le téléphone sonne. Au fond de ma poche. Sous ma chasuble. J'enlève un gant, soulève le plastique, farfouille et saisit le samsung solid.
- Service de garde, bonsoir ?
- Fabienne ?
- Ah non, c'est Sylvain.
- Vous avez fermé ?
- Oui.
- Mais comment je fais ma blague, moi ? Je voulais faire croire à Fabienne que j'avais un gros problème sur mes vaches !
- Elle est rentrée chez elle, Fabienne.
- Ah merde. Bon. Ben joyeux Noël ! Vous faites quoi ?
- Je réponds au téléphone avec un bras dans le vagin d'une vache.
- Au moins, vous avez une main au chaud !
- …
- …
- Oui.
- Joyeux Noël !
- Vous aussi !
- …
- Vous fermez aussi le 31 après-midi ?
- Oui.
- Bon ben je rappellerai le matin, alors !
- OK.
- Et allez-y doucement avec ce vagin, c'est Noël quand même !
- Oui, je raccroche, ok ?
- Bon. Je crois qu'on va lui foutre la paix, à cette cocotte. J'ai bien dilaté l'entrée, mais le col n'est pas effacé. On ne va pas tirer, on risquerait de tout déchirer. Je suis désolé, j'aurais préféré vous libérer pour votre réveillon, mais on ne va faire que des conneries, si j'insiste. Rappelez-moi si elle ne vêle pas seule. Mais le veau est adapté au bassin, j'ai distendu le ligament, elle est un peu dilatée, elle a monté le veau pendant que nous discutions . Ça devrait le faire. Ah et je vais remplir le papier et vous le laisser, parce qu'on n'a que ça à faire un 24 décembre à 18h00.
Vingt-quatre décembre. Dix-huit heures dix.
- Service de garde, bonsoir ?
- Olivier ?
Dans sa voix, il y a la casquette d'un noir usé. Le pantalon bleu maculé de cambouis et de suint de brebis. La moustache en bataille et la cigarette roulée, à l'agonie au coin de sa bouche, mâchée et remâchée, éteinte et rallumée depuis des heures. Laurent Ginet. Sourd comme un pot. L'accent local incarné.
- Non, c'est Sylvain.
- Ah, Olivier, vous avez soigné Grincheux, c'est Laurent Ginet, dites, j'ai plus de croquettes, je peux venir en chercher ?
- Non, on est fermé, M. Ginet. Je n'assure que les urgences.
Je parle fort, j'articule fort, en insistant fort sur les accents. Ma famille adore m'entendre parler comme ça. Il paraît que j'ai plusieurs voix, qu'elles changent selon les clients.
- Ah c'est bien, je fais vite, alors ! Je ne veux pas vous déranger un soir de Noël ! Je croyais que vous seriez fermés !
- Mais on est fermés ! Donnez-lui du foie gras !
- J'arrive tout de suite !
- M. Ginet ! Du foie gras !
Il ne m'entendait pas, mais là, il ne m'écoute plus.
- Rhah, comment on éteint ce machin. Michelle, j'arrive pas à l'éteindre !
- Il va raccrocher, Laurent, ça coupera. Fais vite, pour ne pas déranger le docteur !
Il est dans l'entrée de sa vieille ferme. Elle est dans la cuisine. Et moi, je vais aller à la clinique. De toute façon, il faut que je gère les hospitalisés. Notamment mon pneumothorax. Il habite à 3 kilomètres, il sera vite là. Ou dans une demi-heure environ. S'il a encore perdu ses clefs. Deux fois, il est venu en tracteur, la première « parce qu'il était pressé », la seconde « parce que les gendarmes avaient suspendu son permis, mais que pour le tracteur, il n'y a pas besoin de permis ».
J'ai le temps de doser la glycémie du chat diabétique, de sortir un chien à piroplasmose qui va manifestement beaucoup mieux, puis de vérifier le drain du chien de chasse. D'errer un peu sur Twitter. De vérifier la commande de médicaments. Si ça continue, je vais me mettre au démineur.
M. Ginet entre dans la clinique obscure, avec sa casquette, son pantalon de velours, ses bottes, sa moustache et son mégot.
- Aahh, mais c'est le docteur Sylvain ? J'ai eu Olivier au téléphone, je suis M. Ginet, vous avez soigné Grincheux. Je lui ai dit que je venais chercher les croquettes. Des Félines Youne adulte. Femelle. Un sac de 2,5kg.
- Bonsoir M. Ginet. C'est 1,5kg ou 4,5kg. D'habitude vous prenez 1,5kg.
- 1,5kg, très bien ! Joyeux Noël ! Et merci de m'avoir attendu, vous auriez pu ne faire que les urgences !
Je ne suis pas si convaincu qu'il soit si sourd que ça.
Commentaires
bonsoir et bon courage pour ce soir de noël; en lisant le post, je croyais que Sylvain était un noir usé (un peu surprise par cette expression), puis en relisant j'ai compris que c'était sa casquette ;)
Bon Noël !
Merci pour vos patients et leurs maîtres sourds comme un POT ! :)
Je vous lis toujours avec beaucoup de plaisir.
Merci pour le récit, et j'espère que la garde sera raisonnablement tranquille. Et bonne séance ultérieure de déballage de cadeaux :)
Bonsoir Doc Fourrure,
Moi aussi je suis d'astreinte cette nuit et tout le reste du week-end, mais pour les zhumains. Et je sais déjà que demain je vais passer des heures à réparer des doigts plus ou moins bien coupés et/ou fracturés. Sorte de spécialité maison puisque je bosse dans un centre Sos mains. Un peu d'uro aussi, on a déjà une double J. Et si on a du bol, une petite césarienne parce que c'est toujours sympa de faire naître des bébés surtout un 25 décembre.
Allez, bonne nuit Doc Fourrure, bonne garde et joyeux Noël.
Courage Docteur Fourrure :)
Joyeux Noël :)
merci pour ce joli récit. Un très joyeux noël .... en espérant qu'il sera festif et non urgentiste. (sauf pour des croquettes peut-être :) )
Joyeux noël !
Moi la garde c'est pour le 31, j’attends ça avec impatience !!
Et sinon j'ai bien ri, on fait pareil pour les visites sanitaires, ça passe mieux en discutant que en cochant les cases comme si c'était un examen...
Je découvre votre blog ! Toujours aussi interventionnistes les éleveurs ? Ils ne peuvent pas laisser leurs animaux exercer leur intelligence juste en les surveillant du coin de l’œil ? Ça me rappelle mon père qui énervait et inquiétait ses juments en transportant son lit dans leur écurie quelques nuits avant la mise-bas ! Ces pauvres bêtes se demandaient ce qu'il se passait pour subir un tel traitement. Joyeux Noël :)
Fourrure :
Ouhlala que vous jugez vite. Elle intervient environ une ou deux fois par an. Elle sait quand s'inquiéter et quand laisser faire. Elle m'a laissé dire de laisser faire. Ce n'est vraiment pas la définition d'interventionniste !
Très joli récit, j'ai beaucoup aimé :-)
Je me souviens de trois 24 décembre, 3 années de suite ou j'ai du consulter en urgence pour mes loulous, 2 fois des abcès que je n'avais pas vu avant et une fois pour une angine, que je n'avais pas vu non plus....
Cette année tout le monde va bien, je m'occupe plutôt des humains à l'hôpital...... En vous lisant je me voyais hier soir hurler à tue - tête chez un patient qui est sourd comme un pot et qui comprenait juste le contraire de ce que je disais..... C'était comique :-)
Joyeux Noël au véto de garde :-)
Joyeux Noël, Fourrure !
J'ai consulté hier soir pour une toutoune qui a commencé à vomir vers 15 heure jusque 19 heure. L'eau bu fut vomi ensuite. Diagnose une gastrite qui bien sûr à commencer le 24.
Bonne soirée
Et, en plus, de garde à Noël, vous
trouvez le,temps d'écrire un billet
pour tous ceux et celles qui suivent régulièrement votre blog et
pensent à vous ! Chapeau, et merci.
Il y a beaucoup de gens bien sur cette Terre, mais ils ne font que
très rarement la une des médias !
Bonne Année 2017 !!
Qu'il est rassurant de savoir que l'on peut compter sur des professionnels comme vous ... merci de votre compréhension et votre disponibilité
J'adore Fourrure et vous lis toujours avec plaisir et émotion
Bonne année 2017
Bonsoir,
Il n'y a que moi que ça fait sourire d'imaginer Fourrure en train d'accoucher une vierge au fond d'une étable un 24 décembre ?
Je dois avoir l'esprit tordu...
Merci pour ce blog au passage. De bons moments de lecture et beaucoup de choses apprises.
Billets toujours aussi agréables à lire. J'imagine que vous n'avez pas fait la garde du 31, c'est bien dommage pour nous !
Bonjour docteur et merci
Moi aussi j'ai beaucoup ri pour le coup de la vierge dans l'étable ^^
Sachant qu'il y avait probablement un bœuf et un âne dans les parages.
Elle a fait comment son pneumothorax, Christine?